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UN TOUR DE MATELOT.

avoir fait du mal à son ennemi. Je cours sur elle ; je l’aborde en plein, et il en arrivera ce qu’il plaira au ciel. Nous la prendrons, si nous avons le temps, et nous irons à terre avec : sinon…

Belleguy était sur l’avant du bateau ; il dit au capitaine :

— Ne vous inquiétez pas du chebeck : il vire vent arrière, parce qu’il a manqué à virer vent devant. Je ne pense pas qu’il se doute qui nous sommes.

— À la bonne heure donc : continuons ainsi.

Le mulet continua en effet, filant grand train et franchissant la lame, comme le chevreuil, poursuivi par les chiens, franchit les buissons et les fossés. Il passa très près de la goëlette, où quelqu’un reconnut les Français. Les Espagnols ne prirent pas les armes, soit qu’ils fussent en humeur d’humanité, ce qui n’est pas fort probable, soit qu’ils vissent qu’ils n’atteindraient pas la barque, qui marchait bien. Seulement ils voulurent faire voir qu’ils n’étaient pas dupes du prétendu bateau espagnol ; on entendit une voix qui criait : Los Franceses ! et une bûche tomba à bord du navire enlevé. Elle n’atteignit personne.

La campagne touchait à son terme. Il était midi et il y avait une heure environ qu’on avait quitté la Vieille-Castille. Que de choses on avait faites ! Que de dangers on avait courus ! Mais aussi quelle compensation ! Voilà la terre ! Encore quelques minutes, et l’on y sera descendu. On se félicite, on s’embrasse, on comble d’actions de grâces le capitaine, qui a inspiré à tous la confiance dont il était rempli. Chacun a fait son devoir. On est content de soi et des autres : c’est un bonheur ; c’est un délire ! On n’a plus qu’un regret : pourquoi tout ce qu’il y a de Français sur la rade de Cadiz n’est-il pas à bord de la petite barque ? Pourquoi Francisque est-il mort ? Seule victime dans cette entreprise aventureuse qui pouvait coûter la vie à tant de braves gens, il eut de chacun une larme et un bon souvenir. Son oraison funèbre ne fut prononcée tout haut par personne ; mais personne n’eut à se reprocher de l’avoir oublié. Francisque était matelot, soldat dans les marins de la garde. Corse de naissance, il s’était attaché