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dans les ouvrages de ce genre ! Il y a dans Tom Jones un commencement, un milieu et une fin. Les aventures se succèdent comme dans Lesage et dans Cervantes ; mais la succession de ces aventures n’est pas, comme chez l’auteur français et chez l’auteur espagnol, purement fortuite, il y a une raison logique, une rigoureuse déduction qui les enchaîne ; on trouverait difficilement un épisode ou une page parasite, si l’on excepte l’histoire du Vieillard de la Colline, liv. viii, chap. xi, absolument étrangère au récit principal, comme l’histoire de Léonora, dans Joseph Andrews, et d’ailleurs amenée dans l’intention évidente de suivre un usage introduit par Cervantes et accepté par Lesage ; toutes les parties de l’ouvrage tendent avec une égale rapidité vers un but unique et commun, la réunion de Tom et de Sophie.

Les différens caractères que Fielding a mis en action sont d’une vérité complète et saisissante. La bonhomie et l’indulgence de M. All-Worthy, le dévoûment du garde-chasse Black George, mêlé d’une sordide avarice, sont et demeureront des modèles inimitables. Blifil égale en profondeur et en dissimulation la création si justement admirée de l’Iago de Shakespeare. Sophie est assurément une des héroïnes les plus accomplies et les plus aimables nées de l’imagination des romanciers. La naissance de son amour pour Tom, l’histoire de l’oiseau tombé dans l’étang, tous les détails qui se rattachent aux premières années des deux amans, éclatent par une simplicité naïve et grave. Le personnage de M. Western, gentilhomme campagnard, sa passion égoïste et despotique pour sa fille, la rudesse de ses manières, son goût pour la chasse et le vin ; son indulgence pour les premières faiblesses de Tom Jones, fondée sur l’analogie de leurs talens et de leurs goûts, forment, en se réunissant, un type vivant et complet comme Molière en savait créer.

On a sévèrement blâmé en Angleterre la liaison de Tom Jones avec lady Bellaston. On a prétendu que cet incident avilissait le héros ; mais je ne saurais me ranger à cet avis. C’est à mon sens un trait qui ajoute à la vraisemblance, et, comme tel, j’y renoncerais difficilement, et je le verrais disparaître à regret.