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déchiremens politiques ; pendant près d’un demi-siècle, elle fit le lien de l’état, et c’est sa gloire dans les temps modernes, qu’en l’absence de toute loi organique, à deux siècles de distance de tout ce qui l’entourait, l’Allemagne se soit maintenue l’égale des autres peuples par le seul effort de sa pensée.

Après le génie des lettres, Napoléon est le second pouvoir qui a achevé de rallier l’Allemagne. Le lien que la poésie et la philosophie avaient préparé au fond des âmes, lui l’a cimenté à sa manière, par le sang et l’action au grand jour de l’histoire. C’est une chose sans exemple dans aucun peuple que ce développement extrême et ces fêtes du génie national qui coïncident avec le deuil de l’occupation étrangère. Sans doute c’est ce qui donne à cette époque ce caractère d’exaltation, de profondeur contenue et de fanatisme poétique qui n’appartient qu’à elle. J’ai peine encore, je l’avoue, à me représenter cette Allemagne d’alors si croyante et si jeune, ce pays de pieux dithyrambes, d’inspiration candide, surpris au plus beau moment de sa vie morale par le bruit du galop de l’empereur. Quel réveil, et après quelles chimères ! L’inspiration était alors si forte, qu’elle ne fut point arrêtée par la conquête. Cette fois l’herbe des champs ne se flétrit pas sous la corne du cheval d’Attila ; et le génie national, atteint dans sa croissance, continua tranquillement son œuvre sous les pas de six cent mille ennemis. Figurez-vous ces populations divisées depuis des siècles, et rassemblées en sursaut par un malheur commun, les passions de tant de lieux différens, les duchés, les royaumes, les margraviats, les dialectes, les inimitiés, les rivalités locales, liées en faisceau pour être brisées d’un coup. Figurez-vous ensuite tout cela, ces passions, ces langues, ces souverainetés éparses, long-temps traînées à terre, et puis qui se mettent à se soulever sur leur base, à monter, à tournoyer toutes ensemble à la hauteur de leur ennemi, autour d’une même idée, d’une idée de patrie, comme les bas-reliefs autour de l’axe d’une colonne triomphale, et voilà une race entière reconstruite dans son génie et redressée dans l’histoire. Au lieu que les peuples arrivent ordinairement à ce vif sentiment qui fait la nationalité par la survenance d’un grand homme