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REVUE. — CHRONIQUE.

Et je crois qu’il a eu raison, car le roman se prête à tout. C’est une épopée en déshabillé et qui se permet toutes les allures, qui ne répudie ni les familiarités vagabondes de la causerie, ni les formes arrêtées et précises du poème, ni les démonstrations soritiques de l’église ou du barreau, ni les interpellations flétrissantes de Juvénal. Le roman, qui a suffi à Cervantes, à Lesage, à Fielding, à W. Scott, devait suffire aux desseins de M. Drouineau ; je ne sache pas une pensée qui, prise par une certaine face, ne puisse servir à construire un roman, pourvu que vous la preniez à l’heure de sa naissance, à ses premiers développemens. Plus tard il n’est plus temps. Au hasard des journées, la pensée s’altère et revêt à notre insu une forme fatale et immuable. Voilà pourquoi on fait avec les romans d’Édimbourg des drames si pitoyables, pourquoi le plus habile romancier ferait avec les plus beaux drames de Shakespeare de pitoyables romans.

Mais l’analyse du Manuscrit vert n’est ni simple ni facile. La fable inventée par l’auteur n’embrasse pas moins de seize ans. L’action commence avec la restauration et ne s’achève qu’après les journées de juillet. S’il fallait suivre les innombrables personnages qu’il a groupés autour des caractères principaux, la critique serait réduite à les cataloguer comme les volumes d’une bibliothèque. Nous aimons mieux en extraire le symbole philosophique, et dire que M. Drouineau nous a montré dans Emmanuel, le héros du livre, le spiritualisme religieux persécuté, abreuvé de dégoûts, mais heureux et content au sein même de la persécution ; et dans Cornélie la débauche et la prostitution comme dernières conséquences du matérialisme et de l’impiété.

Tous les épisodes du poème sont placés sur la route comme autant de phares lumineux destinés à conduire le lecteur vers le port, où, selon M. Drouineau, se trouve la paix sereine et paisible.

Toutefois l’unité épique de ces deux volumes est loin d’équivaloir à l’unité philosophique que nous indiquons. Les chapitres se succèdent, mais ne s’appellent pas. Seulement, après tant de livres faits sous jambe, on éprouve une sorte de plaisir à voir que l’auteur prend le sien au sérieux, et relit ce qu’il écrit. Nous l’en remercions.

Lalagée que M. Drouineau a féminisée je ne sais trop pourquoi, innocente comme une idylle de Gessner, et Loyse de Malarieux, vicieuse comme les marquises de Laclos, sont pour moi deux anachronismes et deux invraisemblances. On commence à comprendre aujourd’hui que la richesse et la pauvreté ne sont pas synonymes de vice et de vertu. Le contraire est trop souvent et trop malheureusement vrai, et depuis le fœcunda malorum paupertas de Lucain, rien n’est changé sur la terre.

L’auteur du Lorgnon, qui a vu les salons, ne s’en est pas souvenu pour les peindre. Il est probable que M. Drouineau n’a guère observé le monde dont il parle. Il n’y a pas une duchesse aujourd’hui qui ose dire à son amie : « Prends un vieux mari pour avoir un jeune amant. À peine ose-t-elle se l’avouer à elle-même ; et si la bourgeoisie est, par sa position laborieuse, forcée à la plus grande