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REVUE. — CHRONIQUE.

grand jardinier Lenôtre. Plus d’une révolution a passé par là sans déranger la symétrie de ces allées en lignes droites, le murmure élancé de ces jets-d’eau, l’harmonie de ces terrasses. Dans la première révolution, le peuple est venu ici en bonnet rouge, hurler sous les fenêtres de la reine, comme nous l’avons vu dans Barnave ; un simple ruban, quand le peuple souverain se sépara de la cour, suffit à élever une importante barrière entre lui et le roi proscrit ; depuis 93, l’empire, logé aux Tuileries, respecta le jardin de Lenôtre ; quand l’empereur eut besoin d’un jardin particulier pour le fils de son archiduchesse, pour celui qui, de roi de Rome, est devenu un duc autrichien, l’empereur se contenta pour lui et son fils d’un morceau de ce vaste jardin, de six pieds de gazon au bout de l’avenue ; il fit creuser un souterrain pour que le roi de Rome pût aller là-bas sans être vu, de sorte que, plus d’une fois, le bourgeois promeneur marcha sur la tête du fils de Napoléon le Grand, parce que Napoléon avait respecté la promenade. Le grand architecte de notre époque, M. Fontaine, est moins respectueux que Bonaparte pour le jardin des Tuileries. M. Fontaine creuse des fossés devant le château, il renverse impitoyablement la terrasse de l’eau, si chère aux jeunes femmes qui rêvent et aux vieux poètes qui viennent chercher le soleil ; déjà les statues reculent, le jet-d’eau se tait tout effrayé ; les parterres aux belles roses baissent la tête, le noble château prend l’aspect d’une place forte. Autrefois il n’y avait de fossé que pour les cuisines ; innocens fossés, dans lesquels, plus d’une fois, nous avons suivi du regard l’innocent marmiton en bonnet blanc apprêtant le festin royal. Que ne sommes nous au temps des petits vers, au temps des élégies parfumées et des stances couleur de rose ! cette métamorphose du jardin des Tuileries aurait produit presque autant de vers que la Grèce en fit éclore autrefois ; mais notre siècle est un siècle prosaïque qui ne s’émeut de rien, pas même d’une tulipe qu’on arrache, d’un jardin qu’on dérange, ou d’un bassin qui se tarit.

À propos de vers, il y a une anecdote assez curieuse qui peut donner une idée assez juste du goût et de la critique de nos contemporains. Un journal de province, le Mercure de Saint-Étienne, insère les vers d’un de ses rédacteurs, adressés à M. de Lamartine. Ces vers sont signés A. de L. Le Journal des Débats, qui les trouve passables, et qui veut être agréable à M. de Chateaubriand, insère les vers du Mercure Ségusien, en laissant la signature A.