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LITTÉRATURE.

la plupart des jeunes femmes réellement innocentes et sans expérience, elle croyait qu’être aimée par un autre, c’était être déjà coupable. Elle ressentait une terreur instinctive, que lui donnait peut-être la conscience de sa faiblesse devant une si audacieuse agression. Une des plus fortes armes de l’homme est ce pouvoir terrible d’occuper de lui-même une femme, dont l’imagination, naturellement mobile, s’effraie ou s’offense de sa poursuite.

La comtesse se souvenant du conseil de sa tante, resta pendant le reste du voyage au fond de sa chaise de poste, sans oser en sortir. Mais à chaque relais elle entendait l’Anglais se promenant le long des deux voitures ; et, sur la route, le bruit importun de sa calèche retentissait incessamment aux oreilles de Julie.

La jeune femme pensa bientôt qu’une fois réunie à son mari, il saurait faire cesser cette singulière persécution.

— Mais s’il ne m’aimait pas, cependant !…

Cette réflexion fut la dernière de toutes.

Et arrivant à Orléans, la chaise de poste fut arrêtée par les Prussiens, conduite dans la cour d’une auberge, et gardée par des soldats. La résistance était impossible, et les étrangers firent comprendre aux trois voyageurs qu’ils avaient reçu la consigne de ne laisser sortir personne de la voiture.

La comtesse pleurait. Elle resta deux heures environ prisonnière, au milieu de soldats qui fumaient, qui riaient, et parfois la regardaient avec autant de curiosité que d’insolence. Enfin elle les vit s’écarter de la voiture avec une sorte de respect en entendant le bruit de plusieurs chevaux, et bientôt une troupe d’officiers supérieurs étrangers, à la tête desquels était un général autrichien, entoura la chaise de poste.

— Madame, lui dit-il, agréez nos excuses ; il y a eu erreur. Vous pouvez continuer sans crainte votre voyage, et voici un passe-port qui vous évitera désormais toute espèce d’avanie…

La comtesse prit le papier en tremblant, et balbutia de vagues paroles.