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VOYAGES.

de force le pays qui vous est soumis : renvoyez-moi dans ma patrie ; je ne m’en suis pas sauvé comme un malfaiteur. Je ne crains pas d’y rentrer ; loin de là, je la retrouverai avec un plaisir bien plus vif depuis que je peux faire des comparaisons. — Sortez, insolent! sortez ; f… moi le camp ; je vous chasse. Colonel, livrez monsieur à la gendarmerie, et qu’on le rejette à la frontière.

Le colonel fut obligé d’exécuter cet ordre. J’aurais en vain réclamé contre une telle violence près du comte Hédouville : de 1815 à 1830, la France ne fut représentée en Russie que par des trembleurs ou des muets.

Le même soir, on me fit monter en kibitk, à côté d’un sous-officier de gendarmerie, qui me remit, après huit jours de route, entre les mains du gouverneur de Kalisch. Ce dernier me reçut avec toute sorte de politesses et d’attentions aimables. Je lui racontai mon histoire ; il fut émerveillé de la clémence du grand-duc. — Il ne vous a fait que cela ! s’écria-t-il avec la plus grande surprise. Bon Dieu ! à quels châtimens un langage comme le vôtre nous eût exposés, nous autres ! Que vous êtes heureux ! Puis il soupira péniblement, et regarda le ciel comme pour dire : « Quand serons-nous affranchis de cette odieuse domination ? »

Je revins en France, répandant partout sur mon passage les louanges du grand-duc, celles de M. Pozzo di Borgo, l’infaillible, et bien averti de ne pas m’avouer ancien militaire, si jamais il me prenait fantaisie de retourner en Russie: fripon, banqueroutier, quelque chose d’approchant, on n’y aurait pas fait attention.


J. B. May.