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UN PASSEPORT POUR LA RUSSIE.

voir s’efforce en vain d’intimider la pensée. Nous savons obéir aux lois, mais non pas à l’arbitraire. Dans votre grand-duc, je n’ai vu qu’un homme, un homme emporté, commun, auquel il fallait opposer du sang-froid. J’étais pourtant loin d’être calme en sa présence ; car s’il m’avait frappé, je le tuais. — Vous l’auriez tué ! dit en frémissant le colonel ; vous aviez donc des armes ? — Non, répondis-je ; mais je vous en prie, colonel, ne m’interrogez pas davantage.

Le colonel mit alors la main sur ses yeux, et ne m’adressa plus la parole. Songeait-il à la délivrance de son pays, que ce jour pouvait amener ?

Ma captivité dura cinq semaines ; mais elle fut douce. Le grand-duc, habituellement si terrible envers ceux qu’il voulait châtier, se montra pour moi d’une indulgence inconcevable. Il pourvut largement à mes frais de table, m’accorda deux sous-officiers de vétérans pour me servir, et un permis d’aller quelquefois au bain et au spectacle, accompagné du capitaine Malinowski, Celui-ci, dont j’avais déjà reçu des marques d’obligeance, prolongeait et répétait le plus possible nos promenades, et se plaisait à me donner tous les détails que lui demandait ma curiosité. J’étais à peu près libre sur parole ; mes jours s’écoulaient sans trop d’ennui ; j’en passai la plupart dans les bureaux de l’état-major, où je me liai d’amitié avec quelques officiers polonais, et… j’ai bien quelque peine à le dire… avec le bourreau.

Les fonctions de ce dernier n’inspirent point en Pologne une horreur semblable à celle qu’elles nous font éprouver en France. Ici l’exécuteur des arrêts criminels est une espèce de paria dont la société s’éloigne avec effroi, qui vit seul au milieu des hommes, qui se