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LITTÉRATURE.

— Je devrais, cria-t-il aux matelots, qui se relevèrent en blasphémant ; je devrais vous laisser commettre un crime inutile, car ma mort ne peut vous sauver que si elle est volontaire… Ce n’est pas pour vous, mais pour le capitaine, car il a une mère… une mère… une mère ! répéta-t-il avec un affreux grincement de dents.

Et il secouait les cordages avec fureur…

Je vivrais, je crois, cent ans que je n’oublierai jamais ce sombre tableau. Je le vois encore, lui La Joie, cramponné aux haubans, les cheveux flottans, sa pâle figure qui se détachait blanche sur le gris foncé du ciel, ses yeux flamboyans et les hideuses contorsions de sa bouche hurlant le mot… mère…

L’équipage resta pétrifié, comme fasciné par cette résolution inconcevable ; resta immobile, le regard fixe, attachant sur La Joie des yeux hagards.

— Adieu donc, capitaine…

Ce furent ses dernières paroles, car il disparut.

— Hourra… hourra, vilain Croque-Mort ! cria l’équipage en frappant des mains.

On vint poliment me dégager de mes liens.

Je croyais rêver.

Le timonier qui tenait la barre, fut renversé par un coup de mer, le navire vint au vent, et nous faillîmes engager. Cette violente secousse et cet effroyable péril me firent revenir à moi… Je me précipitai sur la barre ; je parvins à faire arriver, et j’y restai… commandant la manœuvre de ce poste, car le temps pressait.

— Vous voyez, chiens, leur criai-je, que le ciel vous punit de votre atroce forfait… La mort de ce malheureux fait-elle cesser la tempête ? Elle augmente au contraire, elle augmente… Malédiction !… Dans une heure peut-être, nous irons le rejoindre… lui…

L’équipage fut un peu démoralisé ; quelques-uns baissèrent la tête, lorsque l’infernal voilier reparut au grand panneau, portant un coffre…