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ALBUM.

vie vulgaire, individuelle, de la vie des intérêts, des appétits, du bon sens, de la raison ; puis, dans certains momens d’absence, il passait outre, il s’élevait au-delà ; sa vie individuelle s’exaltait, s’épandait, se divinisait, s’assimilait à la vie universelle ; le centre de son petit monde gravitait vers le centre du grand monde, tendait à s’y confondre, n’y atteignait pas tout-à-fait, car Hébal aurait été Dieu, mais s’en approchait étonnamment et au-delà de toutes les limites appréciables. Dans une situation si extraordinaire, tout ce qui touchait dans l’avenir ou dans le passé les destinées humaines, retentissait en lui ; il sentait ces choses générales et immenses comme on sent sa propre pensée, sa propre mémoire, ses propres désirs ; une fois parvenu à cette hauteur, il n’y avait plus d’effort de la part de sa volonté ; l’intuition était pure ; le spectacle se déroulait au dedans de son âme, se réfléchissait dans sa monade, comme dans un miroir de diamant ; il était assis au nœud de la grande chaîne magnétique, et tous les mouvemens évolutifs qu’avait manifestés le genre humain dès l’origine, tous ceux qu’il devait fournir encore jusqu’à la fin des temps, arrivaient confusément, ou tour à tour, à cet homme privilégié, comme des phénomènes de son être, comme des vibrations de ses nerfs, comme des battemens de son cœur. Cette fois, la vision d’Hébal est complète, et résume toutes ses autres visions antérieures ; il touche à son heure suprême ; il est ravi dans son extase dernière ; les rapsodies mystérieuses, éparses et morcelées, qui avaient jusqu’alors rempli ses rêves trop tôt interrompus, se rejoignent, se rallient spontanément en cet instant solennel, et se composent tout d’un coup en une magnifique et ineffable épopée, qui n’occupe dans le temps humain que la durée d’une minute, la durée d’un air de l’ave maria joué par l’horloge à sonnerie ; l’air joué, la minute expirée, l’épopée close, Hébal se réveille ; il a peine à raconter sa vision, tant la parole successive est impuissante en face d’une telle instantanéité, et il meurt, car il a trop vu pour un mortel, et il a assez dit.