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LA FOLLE DE BASTILICA.

me dit-il, et déjà il ajustait, lorsqu’un éclat de rire sauvage sortit du buisson. « Ah ! Mariantocè,[1] s’écria-t-il en remettant son fusil à terre, j’allais prendre une chrétienne pour une bête fauve ; mais cette fois il n’y a pas grande différence. » Je ne comprenais pas ses paroles ; un regard sur le buisson me les expliqua. Comment décrire l’objet qui en sortit ? Ç’avait été une femme, ce n’était plus qu’un corps nu jusqu’à la ceinture ; une grossière peau de chèvre voilait à peine le reste. Des jambes nues aussi et déchirées par les ronces apparaissaient sous ses informes vêtemens, et de longues mêches de cheveux noirs descendaient sur ses reins, et voilaient une partie de son sein ; ses formes admirables, dignes du ciseau d’un sculpteur, avaient été flétries par le soleil, et brunies, comme son teint, jusqu’à perdre leur couleur naturelle. La vivacité enfantine de sa démarche, le sourire sans joie et sans pensée qui errait sur ses lèvres, faisaient un contraste déchirant avec l’horrible fixité de ses regards. On eût dit qu’eux seuls encore avaient la conscience de sa douleur ; il n’y avait plus d’ame que là, le reste était d’une folle.

Elle s’approcha en bondissant plutôt qu’en marchant, et en poussant quelques éclats de ce rire sauvage qui m’avait effrayé. Elle s’arrêta droit devant nous ; puis écartant de sa main ses cheveux en désordre : sei tu Pè[2], dit-elle enfin après m’avoir regardé long-temps, comme si elle cherchait dans ses souvenirs, et son œil étincela d’une joie où il y avait encore un éclair de raison. Sei tu, répéta-t-elle plus lentement, et déjà plus triste, comme si cette lueur passagère s’était évanouie avec son fragile espoir.

Je l’avais comprise, mais mon grossier compagnon s’approcha d’elle, et lui frappant sur l’épaule : Ebbè, Cecca, non

  1. Abréviatif de Maria-Antonia-Francesca, ou Cecca.
  2. Abréviatif de Pietro.