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Nous voici ici, dans cette ville qu’il y a à peine un peu plus d’un an aujourd’hui, un usurpateur tenait encore captive. Nous voici rescapés d’une effroyable catastrophe, d’une tragédie sans précédent dans l’histoire — sauvés, mais combien meurtris ; vainqueurs, mais combien épuisés par notre victoire même ? Nous voici ici — et quelle que soit l’affluence des jeunes disciples qui, de notre vieille France, de notre vieille Alsace, sont accourus dans nos salles d’étude et de travail, nous ne pouvons pas ne pas songer à tant de vides que rien ne comblera, jamais ; à tant de pertes que rien ne réparera, jamais ; à tant de jeunes et belles existences, fauchées en pleine fleur et dont le sacrifice nous installe ici ; à ces dix générations que la guerre abominable a si sauvagement décimées qu’elles ne survivent plus que par quelques débris — telles ces forêts de cauchemar qu’on traversait parfois au front sans s’en douter : deux ou trois souches à demi calcinées tendant au-dessus d’un sol couturé de cicatrices, comme un gibet, un moignon de branche morte ? Et je dis que nous serions de bien pauvres créatures si, hantés, obsédés par la pensée de ces pertes ; hantés, obsédés par l’idée que nous sommes là, chacun, non pas pour faire simplement notre tâche à nous, honnêtement, laborieusement, loyalement, de toutes nos forces et de tout notre cœur, telle que nous l’aurions faite si la grande tourmente ne nous avait pas pris dans ses tourbillons — mais pour faire en même temps, pour faire par surcroît leur tâche à eux ; pour exaucer leurs vœux ; pour remplir leur destin ; pour donner à leur sacrifice toute sa valeur et toute son efficace — je dis que nous serions vraiment, oui, de bien pauvres machines si, à l’heure de recommencer notre labeur de paix, notre travail méthodique et réglé de professeurs et d’érudits, une sorte d’angoisse ne nous saisissait pas à sentir monter du fond de notre conscience cette question : « Ai-je le droit ? »

Ai-je le droit, historien que j’étais, de reprendre aujourd’hui ma besogne d’historien ? Faire de l’histoire. Enseigner de l’histoire. Remuer des cendres les unes toutes froides déjà, les autres encore tièdes, les plus récentes presque chaudes — mais cendres toutes, résidu inerte d’existences consumées. D’autres tâches, plus pressantes, plus actuelles, plus utiles pour prononcer le grand mot ne sollicitent-elles pas notre activité — Écoutez cette immense clameur qui emplit le monde haletant d’épuisement : Assez de disciplines mortes, assez de vanités littéraires, assez de théories et de désintéressement.