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de sensibilité[1], il n’avait garde de demander à l’amour le secret de la vie. Kant n’attribuait à l’expérience qu’un rôle inférieur, celui de fournir des matériaux à la pensée qui seule leur donnait forme ; il niait ainsi, après Hume, plus résolument encore, la connaissance fondamentale de l’âme par elle-même. Il écartait également comme quelque chose d’uniquement pathologique, c’est-à-dire d’anormal et de maladif, toute donnée de la sensibilité. Descartes avait su mieux comprendre, comme étant à la racine de l’intelligence et de la volonté, le sentiment et l’amour. Il n’y avait, selon lui, rien de grand dans l’âme sans de grandes passions et il disait : « J’estime tant l’amitié que je crois que ceux qui vont à la mort pour ce qu’ils aiment en sont heureux jusqu’au dernier moment. » En conséquence il était d’une âme noble de tenir peu compte des plus grands maux qu’on eût à souffrir et de compter pour beaucoup les plus petits qu’eussent à souffrir les autres.

C’était là, à ce qu’il semble, aller au delà de ce que demande le Christianisme, qui commande d’aimer autant les autres que soi ; mais c’est au fond l’esprit même et du Christianisme et de l’héroïsme, et en fin de compte ainsi aime quiconque aime véritablement.

L’Évangile avait dit : Tu aimeras Dieu de toute ton âme et ton prochain comme toi-même. Mais l’amour se commande-t-il ? Autrement dit, est-il en notre pouvoir ?

La solution de cette difficulté, c’est que l’amour dépend de nous, qu’il nous est naturel et qu’il régnerait en nous sans des empêchements qu’il dépend de nous d’écarter. C’est ce qui peut aussi se déduire de cette sentence célèbre de Tertullien : « L’âme est naturellement chrétienne », et de cette autre équivalente de Bossuet : « Lorsque

    objective, Kant laisse entrevoir, comme résumant le devoir même, la conservation de la liberté ; théorie d’esclaves et d’affranchis, avait dit Plutarque de celle qui donnait pour idéal la cessation de la douleur.
     C’était aussi donner pour but à l’homme sa propre satisfaction ; pauvre centre, avait dit, comme on l’a vu, Bacon, que l’individualité, le vrai centre étant Dieu. Kant croyait avoir opéré dans la philosophie la même révolution que Copernic avait opérée dans la cosmologie en déplaçant le centre du monde. On ferait plutôt en philosophie une révolution comparable à celle que Copernic fit dans la science en plaçant le centre non plus en l’humanité, mais en la divinité. La philosophie de Kant avec son esprit critique et négatif fut comme la Révolution française, dont il était le partisan enthousiaste, l’apothéose de l’humanité.

  1. Que devenait dans ce système le bonheur ? Kant s’en remettait, pour en faire la récompense de l’accomplissement du devoir, à une vie future, au jugement d’un Dieu.