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E. CHARTIER.le problème de la perception

d’où il est raisonnable de conclure que vraisemblablement il n’y a point du tout de premier terme. Sans doute on peut bien, par un artifice principalement verbal, séparer la sensation de la perception, et concevoir la pure sensation, simple modification du sujet pensant, simple conscience d’un changement, tout à fait indéterminée ; mais il est clair que cette sensation pure est une abstraction, de même sans doute que ce commencement que nous cherchons à notre perception des choses.

Quant à ce que nous appelons nos sensations, elles portent déjà à un haut degré la marque du pouvoir organisateur de l’esprit. En effet d’abord toute sensation, si simple qu’elle paraisse, enferme réellement une multiplicité indéfinie. Dans un son il y a une multitude de sons simultanés et successifs ; dans une surface colorée, si petite qu’elle soit, il y a une multitude de nuances différentes : rien dans le monde n’est homogène. Donc on ne peut pas dire que de telles sensations soient des données dont l’esprit s’empare sans les modifier ; la donnée serait ici une variété indéterminée ; or l’indéfini et l’indéterminé ne peuvent être saisis comme tels ; et ainsi ce que nous étions tentés de prendre pour une sensation simple et primitive résulte en réalité de l’application de l’unité à la multiplicité, c’est-à-dire de l’action même de la pensée.

De plus les qualités sensibles, comme le dit Platon, sont par elles-mêmes indéterminées ; une lumière est-elle éclatante ou sombre ? Un son est-il aigu ou grave ? Il est aigu si on le compare à un son plus grave, grave si on le compare à un son plus aigu ; en un mot il flotte sans se fixer entre deux extrêmes : le très aigu et le très grave. — Donc la sensation donnée à l’esprit serait indéterminée ; et puisque la sensation réelle est déterminée, c’est qu’elle est déjà en partie l’œuvre de l’esprit qui, fixant des points de comparaison, et introduisais dans l’indéfini la mesure et l’unité, est seul capable de dire ceci est ceci, et cela est cela : dans la sensation la plus simple sont déjà impliquées des comparaisons et des affirmations.

Tout ce qui précède au sujet des sensations pouvait d’ailleurs être déduit de cette proposition indiscutable : l’on apprend à sentir. Si tel bleu était une donnée, on le percevrait tout de suite tel qu’il est et toujours de la même manière ; or en réalité le peintre et le teinturier arrivent par l’exercice à discerner des nuances de bleu qu’ils confondaient d’abord ; inversement, les daltoniens confondent les nuances que la plupart des hommes distinguent, ce qui ne serait pas