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plus de Dieu. Il s’ébauche en moi je ne sais quoi qui annonce une métamorphose… Il faut donc que je me tienne tranquille. » On remarquera le contraste avec l’extase de Pascal : ici, l’éclosion presque inconsciente d’un nouveau mode d’existence, devant laquelle le sujet garde une attitude passive. L’année d’après, il note : « A présent, je possède la foi dans l’intime acception du terme ». Le christianisme prenait à ses yeux un caractère de réalité que jusqu’alors il ne lui connaissait pas. Cette première période de sa carrière terminée, il crut quelque temps que son action littéraire aussi avait pris fin ; l’idée lui souriait de se retirer dans un coin perdu à la campagne. Mais il ne la mit point à exécution : la force accrue de sa conscience religieuse éveilla une critique plus sévère de la chrétienté existante. Dans sa première période littéraire, Kierkegaard avait flétri le relâchement où était tombée la conception personnelle de la vie ; le chrétien, maintenant, découvrait dans l’Église une facilité de transaction, un esprit d’accommodement du christianisme aux goûts des mondains, qui reléguaient à l’arrière-plan l’idéal des premiers chrétiens. C’eût été, d’après lui, supprimer virtuellement le christianisme que d’en faire une religion toute de douceur et de consolation. « Et nous voyons vivre, dans la chrétienté actuelle, une génération gâtée, fière, et lâche pourtant, arrogante mais sans ressort, qui se laisse administrer de temps en temps ces bons principes consolatoires, sans même savoir au juste si elle en usera quand la vie lui sourit, et qui s’en scandalise aux heures de détresse quand il appert qu’au fond leur indulgence se dérobe. » Nous empruntons cette citation à l’Exercice dans le Christianisme, qui caractérise, avec la Maladie à la mort, cette deuxième période de la production de Kierkegaard.

L’Église officielle ne releva pas la constatation d’un conflit éclatant entre l’obligation âprement imposée par le christianisme primitif de ne poursuivre que notre unique nécessité et, d’autre part, l’idylle organisée par la chrétienté moderne sous le couvert du dogme de la Rédemption. C’est alors que Kierkegaard entama sa guerre passionnée contre l’Église existante, la plus violente de toutes les luttes qu’ait connues notre histoire intellectuelle danoise. Le dernier mot de Kierkegaard y fut : « Le christianisme du Nouveau Testament n’existe pas ». En plein combat la maladie l’arrêta et la mort.