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Comme Pascal, il a été élevé dans un christianisme plein de sérieux, mais durant sa jeunesse il s’occupa de poésie et de philosophie. C’était le temps du Romantisme et l’idée d’une harmonie embrassant l’art, la science, la religion, dominait les esprits. L’idéologie romantique venait d’être mise par Hegel en système et Kierkegaard s’y intéressa quelque temps. Dès lors que les antinomies finissent toutes par se résoudre en harmonie, on pouvait bien d’abord laisser libre essor à sa rêverie sentimentale et à son imagination ; ne font-elles point partie, en effet, de ce monde riche et changeant, dont l’énigme, en fin de compte, se laissait résoudre par les vérités essentielles du christianisme ? Mais, de bonne heure, Kierkegaard s’est aperçu qu’à ce jeu on n’échappe pas à une dualité irréductible : c’est dans ce sens qu’on le voit relever alors, dans son Journal, comme une devise, le vers de Gœthe parlant de Gretchen : « Halb Kinderspiel, halb Gott im Herzen ! » (Les jeux d’enfant et Dieu voisinent dans son cœur). Il a même eu alors une période où il se laissa entraîner dans une vie de déréglements qui devait, après coup, nourrir de longs remords cette mélancolie inhérente à sa nature et par moments si puissante qu’il se sentait aux bords de la folie.

Il se donna désormais pour mission de fondre en une harmonie personnelle les poussées contradictoires de son être — insouciance et gravité, frivolité et mélancolie. L’expérience personnelle lui fit voir alors qu’il était autrement malaisé en pratique d’atteindre à cette « unité supérieure » que réalise de plano le système de Hegel. Ce travail intérieur fit de lui un solitaire. Il se sentait isolé et mal compris. Sa pente mélancolique lui interdisait, pensait-il, d’entrer dans des liens impliquant un abandon sincère et joyeux. Il rompit ses fiançailles avec une jeune fille d’humeur gaie et enjouée et il se jugeait incapable d’exercer une fonction quelconque. Le contraste était trop criant, à ses yeux, entre l’aisance légère avec laquelle les autres prenaient l’existence et la lutte où il se débattait contre les forces assombrissantes de sa vie. Il se disait qu’au moyen-âge son entrée au couvent eût été tout indiquée. Cette obscure et patiente élaboration de sa vie personnelle, il l’a décrite sous cette image poétique : « Je suis aux écoutes de mes musiques intérieures, des appels joyeux de leur chant et de leurs basses notes graves d’orgue. Et ce n’est pas petite tâche de les coordonner quand on n’est pas un organiste, mais un homme qui se borne, à défaut d’exigences plus