ARISTE. — Les choses n’apprendront rien à celui qui n’interroge pas sa conscience.
EUDOXE. — Sans doute, mais ce qui occupe ma conscience ce sont les choses, et non pas ma pensée.
ARISTE. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ?
EUDOXE. — N’ai-je pas conscience en ce moment de l’existence de cette table et de ma main qui la touche ?
ARISTE. — Oui.
EUDOXE. — La table et ma main ne sont-elles pas des choses ?
ARISTE. — Sans doute, mais j’ai conscience aussi de ma propre existence ; je connais immédiatement des faits intérieurs qui ont rapport non point à l’existence des choses, mais à ma propre existence.
EUDOXE. — Des faits intérieurs ? Que voulez-vous dire, Ariste ?
ARISTE. — Des faits qui ne sont point dans l’espace, mais dans le temps.
EUDOXE. — Pour moi je ne vois point que quelque chose puisse être intérieur, en quelque sens que ce soit, sans être dans l’espace, car l’intérieur est un ensemble de positions, comparées à un autre ensemble de positions qu’on appelle l’extérieur.
ARISTE. — Ne disons pas de ces faits qu’ils sont intérieurs ; disons qu’ils sont en dehors de l’espace.
EUDOXE. — En dehors de l’espace, c’est encore dans l’espace. Car l’en-dehors est une position qui s’oppose à l’en-dedans.
ARISTE. — À parler exactement, ces faits ne sont nulle part.
EUDOXE. — Donnez-moi quelque exemple de ces faits qui ne sont nulle part.
ARISTE. — Un sentiment comme l’espérance n’est en réalité nulle part.
EUDOXE. — Vous voulez dire par là que l’espérance n’est pas en un lieu déterminé de votre corps, comme est une brûlure ?
ARISTE. — Je dis bien plus, je dis qu’elle n’est en aucun lieu.
EUDOXE. — Il me semble pourtant que ce sentiment que vous éprouvez est éprouvé dans le lieu où vous êtes ; à moins que vous ne soyez vous-même nulle part.
ARISTE. — Mon corps est dans un certain lieu, mais ma pensée n’est dans aucun lieu.
EUDOXE. — Si votre pensée n’est dans aucun lieu, vous ne pouvez alors la connaître, car on ne peut connaître ce qui n’est dans aucun lieu.