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H. POINCARÉ.L’ESPACE ET LA GÉOMÉTRIE.

On considérera bien entendu deux de ces passages comme deux opérations de même nature quand ils seront associés aux mêmes sensations musculaires.

Rien n’empêche alors d’imaginer que ces opérations se combinent suivant telle loi que nous voudrons, par exemple de façon à former un groupe qui ait même structure que celui des mouvements d’un solide invariable à quatre dimensions.

Il n’y a rien là qu’on ne puisse se représenter et pourtant ces sensations sont précisément celles qu’éprouverait un être muni d’une rétine à deux dimensions et qui pourrait se déplacer dans l’espace à quatre dimensions.

C’est dans ce sens qu’il est permis de dire qu’on pourrait se représenter la quatrième dimension.

Conclusions. — On voit que l’expérience joue un rôle indispensable dans la genèse de la géométrie ; mais ce serait une erreur d’en conclure que la géométrie est une science expérimentale, même en partie.

Si elle était expérimentale, elle ne serait qu’approximative et provisoire. Et quelle approximation grossière !

La géométrie ne serait que l’étude des mouvements des solides ; mais elle ne s’occupe pas en réalité des solides naturels, elle a pour objet certains solides idéaux, absolument invariables, qui n’en sont qu’une image simplifiée et bien lointaine.

La notion de ces corps idéaux est tirée de toutes pièces de notre esprit et l’expérience n’est qu’une occasion qui nous engage à l’en faire sortir.

Ce qui est l’objet de la géométrie, c’est l’étude d’un « groupe » particulier ; mais le concept général de groupe préexiste dans notre esprit, au moins en puissance. Il s’impose à nous, non comme forme de notre sensibilité, mais comme forme de notre entendement.

Seulement, parmi tous les groupes possibles, il faut choisir celui qui sera pour ainsi dire l’étalon auquel nous rapporterons les phénomènes naturels.

L’expérience nous guide dans ce choix qu’elle ne nous impose pas ; elle nous fait reconnaître non quelle est la géométrie la plus vraie, mais quelle est la plus commode.

On remarquera que j’ai pu décrire les mondes fantaisistes que j’ai imaginés plus haut, sans cesser d’employer le langage de la géométrie ordinaire.