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H. POINCARÉ.L’ESPACE ET LA GÉOMÉTRIE.

l’indice de réfraction soit inversement proportionnel R2r2. Il est aisé de voir que, dans ces conditions, les rayons lumineux ne seraient pas rectilignes, mais circulaires.

Pour justifier ce qui précède, il me reste à montrer que certains changements survenus dans la position des objets extérieurs peuvent être corrigés par des mouvements corrélatifs des êtres sentants qui habitent ce monde imaginaire ; et cela de façon à restaurer l’ensemble primitif des impressions subies par ces êtres sentants.

Supposons en effet qu’un objet se déplace, en se déformant, non comme un solide invariable, mais comme un solide éprouvant des dilatations inégales exactement conformes à la loi de température que j’ai supposée plus haut. Qu’on me permette, pour abréger le langage, d’appeler un pareil mouvement déplacement non-euclidien.

Si un être sentant se trouve dans le voisinage, ses impressions se trouveront modifiées par le déplacement de l’objet, mais il pourra les rétablir en se mouvant lui-même d’une manière convenable. Il suffit que finalement l’ensemble de l’objet et de l’être sentant, considéré comme formant un seul corps, ait éprouvé un de ces déplacements particuliers que je viens d’appeler non-euclidiens.

Bien qu’au point de vue de notre géométrie habituelle les corps se soient déformés dans ce déplacement et que leurs diverses parties ne se retrouvent plus dans la même situation relative, cependant nous allons voir que les impressions de l’être sentant sont redevenues les mêmes.

En effet, si les distances mutuelles des diverses parties ont pu varier, néanmoins les parties primitivement en contact sont revenues en contact. Les impressions tactiles n’ont donc pas changé.

D’autre part, en tenant compte de l’hypothèse faite plus haut au sujet de la réfraction et de la courbure des rayons lumineux, les impressions visuelles seront aussi restées les mêmes.

Ces êtres imaginaires seront donc comme nous conduits à classer les phénomènes dont ils seront témoins et à distinguer, parmi eux, les « changements de position » susceptibles d’être corrigés par un mouvement volontaire corrélatif.

S’ils fondent une géométrie, ce ne sera pas comme la nôtre, l’étude des mouvements de nos solides invariables ; ce sera celle des changements de position qu’ils auront ainsi distingués, et qui ne sont autres que les « déplacements non-euclidiens », ce sera la géométrie non-euclidienne.