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H. POINCARÉ.L’ESPACE ET LA GÉOMÉTRIE.

Il n’est ni homogène, ni isotrope ; on ne peut même pas dire qu’il ait trois dimensions ; il serait plus exact de dire qu’il possède, au moins en puissance, autant de dimensions qu’il y a de filets nerveux concourant à nous renseigner sur la position des objets extérieurs. Nous pouvons réduire ce nombre de dimensions en laissant de côté les indications de certains filets nerveux, et nous pouvons le faire parce que l’expérience nous a appris qu’elles concordent généralement avec les autres.

Mais cette réduction n’a aucun caractère de nécessité ; elle ne nous est pas imposée ; l’expérience nous apprend que nous avons avantage à la faire ; mais si notre éducation se faisait dans d’autres milieux, l’expérience pourrait nous montrer au contraire que cette réduction est incommode et nous ne la ferions pas.

On dit souvent que nous « projetons » dans l’espace géométrique les objets de notre perception externe ; que nous les « localisons ».

Cela a-t-il un sens et quel sens cela a-t-il ?

Cela veut-il dire que nous nous représentons les objets extérieurs dans l’espace géométrique ?

Nos représentations ne sont que la reproduction de nos sensations ; elles ne peuvent donc se ranger que dans le même cadre qu’elles, c’est-à-dire dans l’espace représentatif.

Il nous est aussi impossible de nous représenter les corps extérieurs dans l’espace géométrique, qu’il est impossible à un peintre de peindre, sur un tableau plan, des objets avec leurs trois dimensions.

L’espace représentatif n’est qu’une image de l’espace géométrique, image déformée par une sorte de perspective, et nous ne pouvons nous représenter les objets qu’en les pliant aux lois de cette perspective.

Nous ne nous représentons donc pas les corps extérieurs dans l’espace géométrique ; mais nous raisonnons sur ces corps, comme s’ils étaient situés dans l’espace géométrique.

Quand on dit d’autre part que nous « localisons » tel objet en tel point de l’espace, qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela signifie simplement que nous nous représentons les mouvements qu’il faut faire pour atteindre cet objet ; et qu’on ne dise pas que pour se représenter ces mouvements, il faut les projeter eux-mêmes dans l’espace et que la notion d’espace doit, par conséquent, préexister.