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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

que les deux notions ne se recouvrent pas et que de l’une à l’autre la progression existe. Comme toujours l’intuition chez lui est infaillible ; mais il se donne, dans la déduction, l’apparence de se tromper, et cela parce qu’il ne se fait pas, malgré la justice qu’il rend à l’intuition, une idée suffisamment critique de ce que peut en réalité la déduction, et de sa nature (ce qu’établissent les lettres à Tschirnaus). L’analyse critique n’est pas encore chez lui poussée assez loin, bien qu’il ait une intuition critique singulièrement puissante.

Par cette explication on se rend compte non seulement de l’apparence paralogique de la troisième preuve, mais encore de la lacune que l’on remarque entre P. 7 et P. 11 dans le passage de la substance à la substance infinie. Ici comme souvent Spinoza a raison dans le fond, tort dans la forme, ou plutôt si sa pensée est exacte, l’expression qu’il en donne n’est pas irréprochable.

Un critique de Spinoza dit : Troisième preuve : « Si Dieu n’existe pas, les êtres finis qui existent auront plus de puissance que l’être infini ». Oui, si jamais l’existence d’un être, quel qu’il soit, pouvait être rapportée à la puissance de cet être. Mais comment une puissance non encore existante, c’est-à-dire un simple possible, pourrait-elle être la cause du réel ?

C’est là un véritable contresens sur la langue et la pensée de Spinoza. Le principe de sa philosophie est principalement la négation d’une puissance pincée au delà de l’être et dont il sortirait. Il n’y a pour lui que l’être, et l’être nécessaire ou en soi est le fond de l’autre. Point de puissance au sens ordinaire, une seule puissance d’exister, absolue, sans degré, comme il l’explique dans le Sc. de P. 11, celle de l’être absolument infini, ou substance, et elle est identique à l’existence absolue, loin d’être antérieure à l’existence. Spinoza nie la puissance dans les modes et ne l’admet dans la substance qu’au sens d’existence nécessaire. La critique ne vaut donc que contre les mots, non contre l’idée, qu’elle méconnaît. Ce qui l’occasionne c’est que Spinoza conserve et emploie certains mots qui n’ont plus pour lui en permanence leur sens ordinaire. Ils l’ont seulement dans ses énoncés, c’est-à-dire avant l’analyse. C’est que les notions correspondantes ne sont pas pour lui résolues à l’état fixe. En les démontrant il croit de bonne foi les maintenir et par suite acquérir quelque chose, tandis qu’il les résout simplement dans son intuition fondamentale, à laquelle elles n’ajoutent rien ; il croit construire et il défait.