Page:Revue de métaphysique et de morale - 3.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mêmes. Il s’ensuit que notre vie est nécessairement un labeur : comme un homme plongé dans un fleuve ne peut se maintenir à la même place qu’en luttant sans cesse contre le courant qui l’entraîne, tout ce qui est anormal, tout ce qui implique la tendance originaire à l’anéantissement, ne peut subsister que par une continuelle affirmation de soi-même, et cette affirmation est déterminée par des illusions.

Nous trouvons le symbole de ces deux tendances opposées dans les faits physiologiques : l’existence et la conservation de notre être conscient paraissent liées à la conservation d’un organisme matériel qui ne se maintient que par un travail incessant de destruction et de reconstruction des tissus vivants et qui a par conséquent besoin de certains moyens de restauration. Par l’effet d’une illusion naturelle, les besoins de notre corps nous apparaissent comme nos propres besoins et nous sommes poussés à travailler pour les satisfaire. Ce travail remplit notre vie qui serait sans cela dépourvue de contenu ; car cette tendance multiforme à s’affirmer et à se conserver, qui a nécessairement un caractère égoïste qui repose sur des illusions, est le principe physique de notre activité.

Mais l’homme, seul entre tous les êtres connus, parvient à pénétrer l’anomalie de ce qui existe et s’élève à la conscience, bien obscure et bien incertaine d’abord, de la nature normale des choses. C’est là le principe moral de notre activité. La tendance primitive de l’anormal à l’anéantissement de soi-même n’est enrayée par la tendance contraire qu’à la condition que l’anormal se déguise, paraisse être ce qu’il n’est pas. En parvenant à pénétrer cette apparence, on rend donc la prépondérance à la tendance primitive et il semble que l’homme, quand il est ainsi parvenu à reconnaître le caractère anormal de son être physique, n’aurait pas d’autre parti à prendre que celui de se tuer. Les penseurs, comme le Bouddha ou Schopenhauer, qui ont bien compris le caractère décevant de ce monde sensible, mais qui n’ont pas su entrevoir derrière ses apparences la nature normale des choses, auraient dû, s’ils avaient été logiques, prêcher le suicide. Mais ceux mêmes qui ne reconnaissent pas explicitement la norme suprême, en ont cependant une conscience implicite, et cette conscience nous porte, non à nous détruire, mais à nous perfectionner, à combattre l’anomalie en nous et hors de nous.

Les éléments constitutifs, en effet, de notre être, comme je l’ai