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F. RAVAISSON.de l’habitude.

moral, l’entendement discerne la fin, et la volonté se la propose, mais ce n’est pas la volonté, ce n’est pas l’entendement abstrait qui peut remuer d’abord dans leur source les puissances de l’âme pour les pousser au bien[1]. C’est le bien lui-même, du moins l’idée du bien, qui descend dans ces profondeurs, y engendre et élève à soi l’amour. La Volonté ne fait que la forme de l’action ; la liberté irréfléchie de l’Amour en fait toute la substance, et l’amour ne se distingue plus de la contemplation de ce qu’il aime, ni la contemplation de son objet ; c’est là le fonds, la base et le commencement nécessaire ; c’est l’état de nature, dont toute volonté enveloppe et présuppose la spontanéité primordiale. La nature est toute dans le désir, le désir dans le bien qui l’attire. Ainsi se vérifie à la rigueur cette profonde parole d’un profond théologien : « La nature est la grâce prévenante. » C’est Dieu en nous, Dieu caché par cela seul qu’il est trop au dedans, et dans ce fonds intime de nous-mêmes, où nous ne descendons pas[2].

V. Enfin jusque dans la sphère de l’entendement pur et de la raison abstraite[3] la loi de l’habitude se retrouve encore, et par conséquent aussi le principe de cette loi, la spontanéité naturelle.

L’entendement se développe en même temps et dans le même sens que l’activité motrice, en sens inverse de la sensibilité, et de la passivité en général[4]. La passivité n’y est pourtant pas entièrement nulle. L’entendement distingué de l’intuition simple, n’est pas l’activité toute pure. Toute perception distincte et toute idée implique, comme nous l’avons vu, une diversité qu’on se représente sous la forme d’une étendue, et dont on parcourt les intervalles par la pensée. Toute opération de l’entendement enveloppe l’imagination d’un mouvement. C’est le caractère qui l’a fait justement nommer la

  1. Aristot., De an., III, 9 : Οὐδὲ τὸ λογιστικὸν καὶ ὁ καλούμενος νοῦς ἐστὶν ὁ κινῶν. — Ἔτι καὶ ἐπιτάττοντος τοῦ νοῦ καὶ λεγούσης τῆς διανοίας φεύγειν τι ἢ διώκειν, οὐ κινεῖται. Ibid. 10 : Ὁ μεν νοῦς οὐ φαίνεται κινῶν ἄνευ ὀρέξεως.
  2. Fénelon, De l’Exist. de Dieu, XCII ; S. August. ap. eumd. ibid. : « Intimior intimo nostro. » Aristot., Éth. Eud. VII, 14 : Κινεῖ γάρ πως πάντα τὸ ἐν ἡμῖν θεῖον. Λόγου δ’ ἀρχὴ οὐ λόγος ἀλλά τι κρεῖττον. Τί οὖν ἂν κρεῖττον καὶ ἐπιστήμης εἴποι [Ritter : εἴη], πλὴν θεός : — Vico, De l’Ant. sag. de l’Ital. (trad. de M. Michelet), c. 6 : « Dieu est le premier moteur de tous les mouvements, soit des corps soit des âmes. — Comme nous l’enseigne la Sainte-Écriture, nul de nous ne peut aller au Père, si le Père ne l’y traîne, etc. »
  3. Sur les habitudes de l’esprit, voy. surtout M. de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de penser.
  4. Voy. plus haut, p. 19.