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revue de métaphysique et de morale.

où j’aurai besoin de sa volonté libre pour mon existence même. Je t’interdis donc d’élever un citoyen contre la cité.

Le fait d’avoir mis au monde un être humain ne te donne pas le droit de le mettre, s’il te plait, en travers de la route de l’humanité. Lui avoir donné une tête, un cœur, des muscles, ne t’autorise pas, pour assouvir quelque rancune sociale, à vicier son cerveau, à égarer sa sensibilité, à insurger sa volonté contre la volonté de tous[1]. »

Formule nette, mais pensée vague. Car on ne s’accorde pas sur ce qui est « la route de l’humanité ». Ce que M. Lintilhac appelle vicier le cerveau de l’enfant, égarer sa sensibilité, ses contradicteurs, M. Balgan ou un autre, l’appelleront assainir le cerveau, rectifier la sensibilité. Nous avons entendu M. Sortais revendiquer le droit pour l’Église de contrôler tout l’enseignement pour empêcher les doctrines immorales de corrompre l’enfant. En réalité, M. Lintilhac réclame une éducation confessionnelle. Le vague de sa pensée n’est qu’apparent. Il entend imposer un catéchisme républicain, démocratique et rationnel. Il ôte l’Église et met l’État à sa place.

La thèse d’une doctrine d’État, que l’enseignement public imposera à toute la jeunesse, est spécieuse, sans être vraie. Elle ne tient pas debout dans une démocratie, où la cité ne saurait être que ce que veulent à chaque moment les citoyens, où la cité peut légalement changer de forme quand change la volonté de la majorité des citoyens, où le droit d’avoir une volonté contraire à celle de la majorité, et d’apporter sa volonté à la minorité pour contribuer à la faire majorité, est un droit essentiel de tout citoyen. C’est fausser le régime démocratique que d’autoriser une doctrine d’État.

Une société libérale, dit M. Parodi[2], ne peut pas imposer de credo, elle ne peut ni supprimer, ni condamner, ni réduire au silence aucune doctrine : elle doit rendre possible aussi la comparaison entre les croyances et le choix. Comme l’impartialité commande au juge d’entendre les avocats des deux parties adverses, de même il n’y a liberté intellectuelle que si l’on peut connaître et confronter les doctrines opposées entre lesquelles on devra se décider, et j’entends celles même qui flétrissent la liberté : et voilà ce qu’un État libre doit assurer à tous.

Le principe est excellent ; la conséquence admissible pour les adultes. Mais il s’agit de l’école et du lycée, c’est-à -dire des enfants, des adolescents, des mineurs intellectuels. Comment les constituer juges des doctrines ? Peut-on songer à leur faire confronter les reli-

  1. Abrogation de la loi Falloux"", p. 111.
  2. Parodi, dans la Revue de Métaph., novembre 1902, p. 780.