Page:Revue de métaphysique et de morale - 13.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
revue de métaphysique et de morale.

dépourvue de tout intérêt ou n’ait plus qu’un intérêt historique ? Il s’en faut de beaucoup ; il semble qu’en s’arithmétisant, en s’idéalisant pour ainsi dire, la mathématique s’éloignait de la nature et le philosophe peut toujours se demander si les procédés du calcul différentiel et intégral, aujourd’hui complètement justifiés au point de vue logique, peuvent être légitimement appliqués à la nature. Le continu que nous offre la nature et qui est en quelque sorte une unité est-il semblable au continu mathématique, tel que l’ont défini les plus récents géomètres, et qui n’est plus qu’une multiplicité d’éléments, en nombre infini, mais extérieurs les uns aux autres et pour ainsi dire logiquement discrets.

Que l’on ne se méprenne pas cependant sur la portée de cette difficulté. Si l’on admet que les phénomènes naturels peuvent être représentés par des nombres et par conséquent par des fonctions mathématiques, les règles du calcul infinitésimal pourront être appliquées à ces fonctions et cela en toute rigueur. À ce point de vue la question peut être regardée comme entièrement résolue ; nous savons, sans qu’aucun doute demeure possible, qu’une fonction mathématique satisfera à ces règles ou qu’elle ne sera pas ; mais il reste précisément à savoir s’il existera une fonction mathématique susceptible de représenter le phénomène avec une précision indéfinie.

Ce que l’observation nous donne directement, ce n’est pas un nombre, c’est une sensation qui n’est pas elle-même exprimable par un nombre puisque nous ne pouvons la discerner d’autres sensations trop voisines ; par exemple, nous ne pouvons distinguer la sensation que nous fait éprouver la pression d’un poids de 10 grammes de celle que nous ferait éprouver la pression d’un poids de 11 grammes, et c’est précisément dans cette sorte de fusion des éléments voisins que consiste la continuité physique. À proprement parler, il est donc impossible de représenter la sensation du poids de 10 grammes par un nombre ; puisqu’une seconde sensation, celle du poids de 11 grammes, ne pouvant être discernée de la première, devrait être représentée par le même nombre. Mais elle ne pourrait non plus être représentée par le même nombre puisqu’elle ne peut non plus être discernée de la sensation de 12 grammes et qu’il faudrait alors représenter les trois sensations par un même nombre, ce qui serait absurde puisque celle de 10 grammes et celle de 12 se distinguent aisément.