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SUR LA PHILOSOPHIE D’ERNEST RENAN




Ernest Renan a été dans notre siècle l’écrivain unique né pour refléter dans son œuvre la pensée de son temps et pour accentuer, en l’exprimant, les traits essentiels et parfois disparates qui la distinguent. Peut-être tiendra-t-il par là, dans l’histoire de la littérature en France, une place comparable à celle de Pascal ou de Rousseau. Comme eux, il n’a point connu d’abord la vérité qui devait l’éclairer ; pour entendre la parole libératrice, il a dû la créer par l’effort de sa propre réflexion ; ces crises douloureuses, en même temps qu’elles révèlent à l’esprit qui les traverse le mal dont son époque souffre obscurément avec lui, et lui en font mesurer toute la profondeur, marquent d’une empreinte durable chaque pensée, et communiquent au style cette originalité d’expression, cette puissance de pénétration qui font le génie proprement littéraire.

Renan n’est pas un philosophe, il n’a pas voulu l’être, il lui eût répugné d’être considéré comme tel. En homme qui ne voulait être ni dupe ni prisonnier de rien, même de la vérité, il se défiait surtout de la philosophie, non par dédain des problèmes philosophiques, qu’il a traités presque tous et auxquels il revenait sans cesse ; mais en pareille matière il apportait une méthode qu’il a distinguée lui-même de la méthode philosophique, il aimait l’approximation pour l’approximation ; peu s’en faut qu’il n’en ait fait la condition à la fois nécessaire pour bien penser, parce qu’elle laisse l’esprit libre de se mouvoir, libre de se dédire, et nécessaire pour bien dire, parce qu’elle donne au style l’aisance et la grâce de ce qui est vague et flottant ; or ce n’est pas ainsi que se forment les systèmes. Pourtant Renan avait commencé par avoir un système, et il a dit un jour que vivre sans un système sur les choses ce n’est pas vivre une vie d’homme. Bien qu’il n’eût point publié l’ouvrage qui en contient l’exposition, de peur, explique-t-il, de choquer les gens de goût, c’est cet ouvrage qu’il convient d’étudier tout d’abord, parce qu’il renferme, sous leur forme la plus ferme et la plus profonde aussi, quelques-unes des conceptions qu’il devait développer dans la suite, et aussi parce que l’examen de ce système qui fut le point de départ de sa pensée nous permettra de comprendre comment il en est arrivé à répudier tout système et à entraîner les générations qui le suivirent dans cet état d’incertitude qui a donné parfois l’illusion du scepticisme.