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être plus commode. Or la géométrie euclidienne est la plus commode, parce qu’elle est la plus simple. » On voit immédiatement que le postulat de l’uniformité et celui de l’homogénéité rendent l’espace euclidien plus commode que tout autre. De plus, selon la remarque de M. Calinon[1], de même que tout élément linéaire est rectiligne, et de même que tout élément superficiel est plan, l’élément différentiel de tout espace est euclidien ; en d’autres termes, une portion infiniment petite d’un espace anomaloïde est homaloïde, c’est-à-dire identique et homogène, et une figure infiniment petite de cet espace est semblable à une figure euclidienne : par exemple, la somme des angles d’un triangle sphérique ou pseudosphérique (triangle rectiligne de Riemann ou de Lowatchewski) infiniment petit est égale à deux droits. L’espace euclidien est en quelque sorte le type de l’espace à trois dimensions, comme le plan est le type des surfaces, et la droite le type des longueurs ; il est donc bien, comme le dit M. Poincaré, « le plus simple en soi ». D’autre part, il est impossible de ne pas remarquer le caractère éminemment rationnel des postulats qui le définissent. Les philosophes y reconnaîtront sans peine le principe d’identité et le principe de relativité ; et c’est sans doute parce qu’ils sont des apphcations de ces deux grandes lois de l’esprit que les postulats sont aussi de « grandes lois de l’univers ». On peut donc présumer qu’entre tous les espaces possibles notre choix n’est pas guidé, comme le croit M. Poincaré, par des faits expérimentaux, ni même, comme le pense M. Renouvier, par une intuition a priori, mais par des principes rationnels. Si cette présomption était justifiée, c’est alors, mais alors seulement, qu’on pourrait qualifier la métagéométrie d’absurde, et l’accuser de « contredire les principes régulateurs de l’entendement ».

Voici une autre conséquence que les philosophes pourront tirer de la discussion précédente. Puisque, d’une part, presque tous les jugements synthétiques proposés par M. Renouvier comme des postulats se démontrent, et que, d’autre part, il est difficile, sinon impossible, de voir dans les véritables postulats de la géométrie euclidienne des synthèses de la quantité et de la qualité[2], il est probable que ces catégories de quahté et de quantité ne peuvent s’appliquer aux idées géométriques, qui semblent être de pures grandeurs. Une telle conclusion, si elle était vraie, suffirait à ruiner la théorie criticiste des postulats ; peut-être même ébranlerait-elle cette fameuse distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques, qui est la pierre angulaire de la critique kantienne. Il faut croire, au surplus, que cette distinction si claire en apparence est bien fallacieuse, puisque son auteur lui-même, de l’aveu de M. Renouvier (p. 11 ; 16, note), s’y est souvent trompé, et que le premier exemple qu’il ait donné d’un jugement synthétique (7 + 5 = 12) parait être un jugement analytique. Il y a là, avouons-le, de quoi justifier la défiance et les doutes des mathématiciens[3].

  1. Revue philosophique, octobre 1891 : les Espaces géométriques.
  2. Ils ressembleraient plutôt à ce que M. Renouvier appelle des jugements analytiques fondés sur l’intuition, car ils analysent notre intuition de l’espace, et en décrivent les propriétés essentielles.
  3. M. Paul Tannery, ap. Revue philosophique, t. XXVII, p. 73-74.