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contraire, par rapport à ceux de l’ordre 1 + ε, et cela quelque petit que soit ε. Voilà donc des termes nouveaux intercalés dans notre série, et si l’on veut me permettre de revenir au langage que j’employais tout à l’heure et qui est assez commode, bien qu’il ne soit pas consacré par l’usage, je dirai que l’on a créé ainsi une sorte de continu du troisième ordre.

Il serait aisé d’aller plus loin, mais ce serait un vain jeu de l’esprit ; on n’imaginerait que des symboles sans application possible, et personne ne s’en avisera. Le continu du troisième ordre auquel conduit la considération des divers ordres d’infiniment petits est lui-même trop peu utile pour avoir conquis droit de cité, et les géomètres ne le regardent que comme une simple curiosité. L’esprit n’use de sa faculté créatrice que quand l’expérience lui en impose la nécessité.

2o Une fois en possession du concept du continu mathématique, est-on à l’abri de contradictions analogues à celles qui lui ont donné naissance ?

Non, et j’en vais donner un exemple :

Il faut être bien savant pour ne pas regarder comme évident que toute courbe a une tangente ; et en effet si l’on se représente cette courbe et une droite comme deux bandes étroites, on pourra toujours les disposer de façon qu’elles aient une partie commune sans se traverser. Que l’on imagine ensuite la largeur de ces deux bandes diminuant indéfiniment, cette partie commune pourra toujours subsister et, à la limite pour ainsi dire, les deux lignes auront un point commun sans se traverser, c’est-à-dire qu’elles se toucheront.

Le géomètre qui raisonnerait de la sorte, consciemment ou non, ne ferait pas autre chose que ce que nous avons fait plus haut pour démontrer que deux lignes qui se traversent ont un point commun, et son intuition pourrait paraître tout aussi légitime.

Elle le tromperait cependant. On peut démontrer qu’il y a des courbes qui n’ont pas de tangente, si cette courbe est définie comme un continu analytique du deuxième ordre.

Sans doute quelque artifice analogue à ceux que nous avons étudiés plus haut aurait permis de lever la contradiction ; mais, comme celle-ci ne se rencontre que dans des cas très exceptionnels, on ne s’en est pas préoccupé. Au lieu de chercher à concilier l’intuition avec l’analyse, on s’est contenté de sacrifier l’une des deux, et comme l’analyse doit rester impeccable, c’est à l’intuition que l’on a donné tort.

H. Poincaré.