leurs formules répondent ou ne répondent pas au réel des choses. Or on peut fort bien admettre que la réalité n’est ni géométrique ni mécanique sans concevoir l’étrange dessein de recréer ces sciences en dehors des données et des conventions qui les font vivre.
Venons à l’argument de la flèche.
D’une intelligence plus difficile que le stade, peut-être parce que le texte en a été altéré, il trahit le même genre de confusions. « La flèche qui vole est immobile » ; on connaît ce défi jeté au sens commun par la dialectique d’Élée. Selon toutes les vraisemblances, Zénon veut prouver que, dans l’hypothèse des indivisibles, le mouvement est irrationnel et contraire à la donnée d’où l’on part.
On peut sans doute résumer ainsi la pensée du philosophe, tirée en sens divers et torturée par les commentateurs. L’espace est étranger à la détermination du mouvement et du repos, parce que, dans le mouvement comme dans le repos, le mobile est toujours en un lieu égal à lui-même. Il n’en est pas ainsi du temps. S’il n’y a ni durée ni intervalle durable, s’il n’existe que des instants, le mouvement qu’on imagine est impossible, le repos est de droit, il est fatal.
Et voici la raison de cette sentence au premier abord assez obscure.
S’il n’existe que des instants dans la durée, le mobile sera toujours dans l’instant, et s’il est toujours, un instant au moins, ici ou là, il ne peut y être qu’en repos.
Imaginons le contraire. Se mouvoir, c’est quitter le lieu qu’on occupe ; or, comment, dans l’instant, le mobile pourrait-il quitter le lieu où il est ? Il faudrait qu’il y fût et qu’il n’y fût pas à la fois : qu’il y fût, c’est l’hypothèse, car il faut bien qu’il y soit pour en sortir ; qu’il n’y fût pas, c’est l’hypothèse encore, puisqu’il est entendu qu’il se meut et qu’il l’a quitté.
Voilà sans doute l’objection telle que Zénon l’a conçue, encore qu’on ne la trouve formulée nulle part d’une façon précise. On en voit d’abord le côté faible : elle n’a de raison d’être que dans une conception toute phénoménale du mouvement. Là est la captie, comme dirait Descartes. Non, il n’est pas vrai que se mouvoir, ce soit quitter le lieu où l’on est, car comment imaginer qu’on y soit quand on le quitte ? C’est avant, c’est au moment immédiatement antérieur, qu’on s’y est trouvé ; dès qu’on le quitte, c’est l’évidence même, on n’y est plus.
On saisit là au passage l’exemple d’une de ces associations arbitraires, qui sont sans conséquence dans le phénomène, mais qui peuvent désorienter la pensée dans un ordre de spéculations comme celui-ci. Nous nous sommes habitués à unir étroitement dans notre esprit le point de départ et le mouvement du mobile, parce que ces deux termes se présentent toujours ensemble à l’observation, et il nous semble alors que le mouvement se produit au point même d’où précisément la définition l’exclut. Ce n’est qu’à partir de ce point que le mouvement commence ; le lieu où on le voit naître n’appartient en réalité à aucune de ses étapes, à la première pas plus qu’aux autres.
Se mouvoir, c’est donc quitter, non le lieu où l’on est, mais, ainsi que l’exige la plus simple des analyses, celui où l’on s’est trouvé l’instant d’avant.