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sidéra lui-même, comme inévitablement négatif et destructeur ; il n’y avait, croyait-on, d’affirmation possible qu’à la condition d’accepter passivement les injonctions d’une autorité extérieure. Quand l’Université, après avoir, au nom de l’orthodoxie, résisté successivement au rationalisme des Cartésiens et à celui des Encyclopédistes, fut mise dans la nécessité de constituer un enseignement laïque de la morale (car sa fonction essentielle, dans la société moderne, est de fournir une doctrine de la vie pratique), ce fut encore au catholicisme qu’elle eut recours : l’éclectisme proposa un catéchisme laïque, copie simplifiée et décolorée du catéchisme religieux, auquel manquaient la poésie d’une tradition séculaire et la consécration du témoignage divin, incapable d’ailleurs d’exciter l’enthousiasme et propre à justifier toutes les conventions. Le professeur de morale nous a déclarés absolument libres, absolument responsables, capables d’accomplir notre devoir dans son intégrité ; mais, d’autre part, quelques arguments kantiens et quelques lieux communs chrétiens ont-ils pu nous empêcher de constater que notre liberté, notre responsabilité, étaient soumises à une loi de développement graduel, qu’il y avait de même, dans la société humaine, plusieurs degrés de réalisation du devoir ? Un problème se posait donc, qui est pour la pensée moderne le problème moral par excellence : comment l’idée abstraite du devoir peut-elle devenir une fin concrète de la société ? comment la loi morale peut-elle systématiser notre vie sociale et politique ? Or, ce problème, si l’on considérait l’enseignement donné par l’Université, on ne pouvait pas dire qu’elle l’eût résolu, on ne pouvait même dire qu’elle l’eût aperçu. L’individu artificiel, qu’elle définissait l’être moral, se balançait librement, puisqu’il était suspendu dans le vide ; et ce libéralisme, qu’on croyait suffisant à résoudre toutes les difficultés, n’en pouvait évidemment soulever aucune, puisqu’il était incapable d’aucune application pratique. Le professeur d’économie politique, également autorisé par un décret officiel, partait d’une hypothèse toute contraire à celle du libre arbitre, celle d’un état dans lequel tous les individus n’agiraient que conformément à la connaissance claire et distincte de leurs intérêts, et dans lequel tous les intérêts seraient naturellement et nécessairement harmoniques. Cet état était-il réalisable ? L’économiste ne se le demandait pas : il supposait cet état réalisé, parce qu’il était la condition de possibilité de sa science ; il ne se posait pas le problème critique de savoir si les