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d’une grande barbe noire qui en faisait ressortir la pâleur, et, sous un front superbe, des yeux réfléchis, comme tournés en dedans par I’habitude de la méditation. La bouche avait parfois le pli ironique de ceux qui connaissent leur valeur et savent par expérience combien il est malaisé de se faire comprendre. Son accueil eut toute l’affabilité que je pouvais souhaiter. À la fin d’un entretien trop court à mon gré, mais que je ne pouvais prolonger, il me présenta à sa femme, près de qui se tenait une charmante enfant de treize à quatorze ans. Il s’était marié en 1872, à Stuttgart, et il y serait probablement resté sans une pleurésie qui lui avait laissé une toux chronique. Les médecins avaient jugé que l’air de Lausanne lui conviendrait mieux. Il avait passé quatre ans, sans grande amélioration, dans cette ville. La disette de livres, au bout de ce temps, avait fait émigrer à Genève ce grand liseur ; il s’y trouvait bien, disait-il, et se proposait d’y acheter un jour le droit de bourgeoisie.

L’année suivante, à la fin du mois d’août, il vint me rendre ma visite à Aoste, en Dauphiné : mais il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même : un voyage de moins de quatre heures l’avait mis à bout de forces. Il passa huit jours avec nous. L’air de la campagne, la beauté de cette plaine ondulée que bornent à l’horizon les collines de Faverges et de Dolomieu, les montagnes de Grenoble et le massif de la Grande-Chartreuse, les croupes allongées du mont de l’Épine et du mont du Chat, et enfin, au nord, les coteaux dentelés du Bugey, que le Rhône et le Guiers arrosent et où serpentent mille chemins ombragés de haies vives, lui rendirent quelque vigueur. Nous faisions à petits pas de courtes promenades, et, plus souvent, nous passions le temps à causer, à la maison ou à l’ombre d’une charmille prochaine. Ses quintes de toux ne lui permettaient pas de longs discours, et je dus vite renoncer à l’espoir d’approfondir de vive voix avec lui certains points de doctrine. Une discussion, la seule que nous ayons eue, l’avait rendu malade toute une nuit. Mais sans discuter, sans s’échauffer, il pouvait parler de mille sujets qui l’intéressaient. Il le faisait avec agrément, dans une langue pittoresque et précise, avec une originalité qui séduisait ceux qui l’entendaient et dont témoignerait volontiers, j’en suis sûr, un de mes collègues, un ami, alors en villégiature, lui aussi, dans ce joli pays d’Aoste.

Nous avions déjà publié ensemble, sous le titre d’Esquisses de philosophie critique, un recueil d’articles qu’il avait lui-même écrits en