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Comment n’a-t-il pas reconnu que la métaphysique du droit n’est, pas plus que l’empirisme juridique, condamnée à l’individualisme ? Nous ne voyons vraiment pas que la notion de la solidarité naturelle soit demeurée étrangère à Spinoza, ou à Kant, ou à Rousseau lui-même, aux grands fondateurs de cette métaphysique.

Spinoza subordonne expressément, en ce qui concerne le droit, l’individu à la société, et, d’après lui, c’est la communauté seule qui crée les prétendus droits naturels. « Le droit naturel, dit-il, ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs… » (Traité politique, c. ii.)

Quant à Rousseau, tout, au premier abord, semble nous disposer à ne voir en lui que l’individualiste : tout, depuis la langue abstraite et dure dont il se sert pour exprimer ses théories sociales jusqu’au souci constant, maladif de soi, dont toute sa vie nous témoigne. Quoi de plus individualiste qu’une conception qui fait reposer l’existence même de l’État sur les volontés seules des citoyens ? — N’oublions pas cependant que la volonté native n’est guère pour lui que l’expression dans la conscience de l’humanité elle-même ; que la sensibilité est le fond de sa nature, et aussi pour lui de la nature humaine et de la volonté ; pensons au caractère tout particulier de son égoïsme, qui n’est à aucun moment celui d’un intellectuel, qui n’est pas réfléchi, voulu, mais qui provient d’une sensibilité extrême, peu à peu refoulée, concentrée sur elle-même, par son opposition perpétuelle avec les mœurs, avec les manières d’être de la société du temps ; et nous conclurons peut-être que Rousseau n’était pas de lui-même, et qu’il n’est jamais entièrement devenu le pur individualiste qu’on se plaît à voir en lui.

Nous croyons aussi que l’appareil didactique dont Kant se plaît à envelopper l’expression de ses idées a contribué à faire méconnaître le vrai sens de sa théorie du droit. Sans doute, il convient d’éviter de prêter à Kant les idées de ses successeurs ; et nous admettrons sans peine que Fichte a le premier nettement distingué les notions d’individu et de personne, et montré que, si l’individualité est enfermée en soi, déterminée d’autant mieux que ses contours sont mieux tracés, et qu’elle s’oppose plus complètement à tout ce qui est hors d’elle-même, la personnalité au contraire est de son essence expansive ; que la conscience et la liberté ne jaillissent qu’au contact des libertés et des consciences ; que le droit est ainsi fait de solidarité naturelle et véritablement d’amour. Et Fichte qui veut ailleurs, en dépit de Kant lui-même, se donner comme le vrai continuateur du maître, affirme ici son indépendance. Ajoutons que Kant paraît exclure l’altruisme en faisant de la personne morale un noumène ; et qu’on s’est souvent appuyé sur cette identification pour déclarer illogique chez lui la notion de la réciprocité des personnes et par conséquent la théorie du droit, pour l’enfermer enfin dans un formalisme aussi stérile qu’il est abstrait. — Et cependant, malgré toutes ces apparences contraires, quelle que soit la force de tous ces arguments réunis, nous croyons que l’on raisonne ainsi trop superficiellement, qu’on s’attache plus au procédé qu’à la pensée profonde de Kant, et que le Kant individualiste n’est qu’un aspect, et non le plus compréhensif du vrai Kant. Il faudrait marquer, mieux qu’on ne le