cherche à se dépasser lui-même ; au lieu d’être pure affirmation de soi, il veut s’affirmer par des objets étrangers ; être fini, il est impatient des limites qu’il rencontre, au lieu d’éprouver intimement la joie de l’être qu’il a. Le désir qui est son essence se détermine, non pas par lui-même, mais sous l’influence des causes extérieures : il s’aliène dans chacun des objets qui l’affectent ; il se brise en une série incohérente de tendances qui s’opposent entre elles et finissent par s’opposer à lui. Alors commence une vie de mensonge, d’incertitude et de contradiction. Alors toutes les croyances qui engendrent ou soutiennent la moralité se trouvent défigurées. C’est dans le fini que l’on prétend saisir l’infini, c’est-à-dire rechercher tout plaisir et tout bien ; et comme le fini ne suffirait pas tel quel à contenter l’âme, on le prolonge en une infinité trompeuse que l’imagination suggère. Au lieu de voir en Dieu la mesure de tout, la mesure suprême qui ne peut être mesurée, on décide, par une impression sensible ou par un intérêt momentané, de la valeur définitive des choses ; on imagine une loi de finalité par laquelle la Providence s’est engagée à pourvoir à tous les besoins, et les déceptions que l’on éprouve ne laissent d’autre alternative que la résignation douloureuse ou la révolte impuissante. Comme rien ne semble réglé, on se figure que les lacunes de l’ordre naturel sont pour Dieu ou pour l’homme des occasions exceptionnelles d’agir : de Dieu et de l’homme on attend des coups d’éclat qui disposent mieux l’univers. Comme rien ne semble déterminé, on pousse l’être dans le sens de l’indétermination la plus radicale ; on place à l’origine de tout ce qui arrive des puissances indifférentes, qu’on appelle volonté divine ou volonté humaine, également capables de tout faire et de tout défaire : on travestit la liberté en libre arbitre, l’acte plein en faculté vide, la ferme raison en caprice indécis. On généralise ainsi et l’on porte à l’absolu ce que la vie sensible enferme de négation : l’individu prend de lui ce qui lui est le plus complètement étranger, et c’est de cela qu’il fait son Dieu.
Il n’est pas étonnant qu’une existence qui est si complètement en dehors de la vérité se sente vite en dehors de la paix et de la joie. Ne connaissant pas ce qu’il est, l’homme ne peut pas connaître mieux ce que sont les autres, et pour des biens fictifs qui le fascinent, il travaille à détruire leur individualité comme la sienne : il prétend faire d’eux des instruments de ses fantaisies, les traiter comme des moyens. On les voit naturellement se tourner contre lui et opposer leur force à sa force ; de là ces luttes de tous les jours qui déchirent