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mée se heurtant presque partout à une contradiction fondamentale qu’elle n’a pu surmonter. Prenons-la sur le fait dans un exemple curieux. Renan, avec raison sans doute, estimait que le progrès des connaissances humaines avait pour but l’organisation politique et sociale de l’humanité : si un homme pouvait vivre content de sa science au milieu de l’ignorance et de la misère générales, il lui manquerait la plus belle et la plus précieuse des sciences, celle qui fait sentir le prix de la bonté et la vertu de la solidarité. Seulement comment concevoir cette organisation ? Il semble d’abord qu’il n’y ait pas de doute : l’esprit seul ayant une valeur dans l’univers, la culture et le développement de l’esprit peuvent seuls être considérés comme l’objet propre de la civilisation ; il faut former des esprits libres. Est-ce à dire qu’il suffise de conférer aux différents citoyens d’un État l’intégrité des droits politiques, de proclamer et de garantir la liberté de penser ? Non, cette liberté n’est encore qu’une condition matérielle de la véritable liberté intellectuelle : la véritable liberté ne peut s’acquérir du dehors, grâce à une convention sociale ; elle consiste dans l’usage que chacun fait du droit que lui donne cette convention, dans l’effort pour remplir, d’une pensée réelle qui soit à lui, produite par lui, les cadres d’affirmation que le langage lui a transmis, pour étendre et prolonger par suite dans leur direction originale les lignes particulières qui dessinent son individualité, en un mot, pour représenter une face de l’esprit du monde, et concourir ainsi pour une part d’intérêt et de diversité « au développement harmonique de l’humanité ».

Or ce même écrivain qui ne manque jamais, pour le passé comme pour le présent, de condamner toute intervention des pouvoirs politiques dans les luttes de l’esprit, qui refuse à l’État jusqu’au droit de créer un enseignement public, lorsqu’il essaie de tracer, ne fût-ce qu’en manière de rêve, le tableau de la société future, remet aux mains des savants le gouvernement absolu des peuples. Ils l’auront, ce gouvernement, non que l’humanité puisse jamais être persuadée intimement de leur supériorité ; mais parce que la puissance matérielle de la science assoira leur domination sur l’inébranlable fondement de la terreur. C’est elle qui leur permettra de travailler au développement de la raison et de la moralité ; par elle, ce qui est juste, pour la première fois, sera fort. Les savants, despotes pour le bien, malgré les hommes peut-être, réaliseront l’humanité parfaite. Certes il ne convient pas d’attacher à ces pensées plus d’importance que Renan n’a voulu paraître leur en donner ; n’est-il pas vrai pourtant qu’on s’épuiserait en vain à chercher comment un même esprit a pu former ainsi deux conceptions contraires et s’y arrêter tour à tour, si l’on n’avait distingué dans sa pensée comme deux pôles opposés entre lesquels devait s’établir un mouvement fatal d’oscillation, si l’on ne savait que le libéralisme est la conclusion de la critique, et que le socialisme autoritaire se réclame de la science ?

Si l’on généralise ces remarques, il semble qu’on puisse se représenter assez nettement l’état de pensée qui a inspiré les conceptions philosophiques de Renan : l’esprit fait un grand effort vers la liberté absolue, puis, n’ayant fait que l’entrevoir, inquiet, épouvanté de sa solitude comme du