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bien le fort et le faible de chaque thèse. Renan seul, sous une forme un peu chimérique, se réfère aux enseignements de Jésus. Strauss tient du romantisme sa conception historique du droit ; mais le réalisme chez lui l’emporte comme il l’emportait alors chez les nationaux-libéraux soumis à l’ascendant de Bismarck. Peut-être aussi ses lectures darwiniennes le disposaient-elles à regarder la force comme un moyen de sélection.

En 1872 parut l’œuvre de vieillesse, le testament philosophique intitulé : L’ancienne et la nouvelle foi : par sa sincérité courageuse, il devait soulever un scandale égal à celui de la première Vie de Jésus. « Sommes-nous encore chrétiens ? Avons-nous encore une religion ? Comment concevons-nous le monde ? Comment organiserons-nous notre vie ? » Strauss traite ces quatre questions et spécialement la troisième, en partant des sciences naturelles, comme jadis il était parti de la critique philologique. Cette fois il n’a plus l’avantage d’une compétence indéniable. Pour lui rendre justice, il faut songer qu’à cette date Herbert Spencer seul avait entrepris la synthèse des vues partielles des savants sur l’évolution de l’Univers. Strauss n’apporte guère plus que le programme et l’ébauche d’une telle synthèse. Il ne se dit pas matérialiste, « matérialisme et idéalisme n’étant, selon lui, que deux expressions presque synonymes pour désigner le monisme qu’il convient de substituer au dualisme chrétien et à la théologie ». Pourtant sa doctrine paraît plus desséchée, plus dénuée de vie spirituelle que le prétendu matérialisme de Feuerbach. Est-ce uniquement, comme le répète M. Lévy, parce que Strauss manque d’ardeur et de sympathie, de sens pratique et de sens social ? Au moins convient-il d’ajouter qu’il ne rachète pas ce défaut par un haut degré de puissance spéculative. Il est d’une génération à laquelle Hegel a fait oublier Kant ; la banqueroute du hégélianisme l’a par ailleurs découragé de tout effort métaphysique ; il croit pouvoir juxtaposer les résultats des sciences positives, sans nulle critique préalable de leurs méthodes, de leurs principes, de leurs concepts. C’est de la nature empiriquement considérée, et non d’une raison qui la fonde, que se réclament sa religion, sa morale, sa foi au progrès. Mais alors la religion, définie comme une soumission à l’ordre universel, est bien près d’être l’acceptation et l’adoration du fait. Après l’importance accordée à la loi de concurrence vitale, l’impératif nouveau — « Réaliser l’espèce en soi et en autrui » – semble d’autant plus arbitraire qu’il est interprété dans le sens de la seconde formule kantienne. En somme, à l’époque où commençaient l’influence de Schopenhauer et le retour à Kant, Strauss offrait aux jeunes Allemands une doctrine peu différente à leurs yeux du Système de la Nature, jadis rejeté par Gœthe et ses contemporains ; il y joignait un optimisme social fait pour décourager l’action ; lui-même, mal réconforté sans doute par sa vision de la réalité, se réfugiait dans le monde irréel de la musique et de la poésie, sans y rien savoir découvrir qui ne parût plat et banal. On ne s’étonne pas que Nietzsche ait cru voir en Strauss « le Philistin de la culture ». Cette appréciation est injuste ; celle de M. Lévy reste incomplète : pour lui Strauss est un contemplatif égaré dans le siècle, et qui, de son propre aveu, s’il était né en d’autres temps, aurait trouvé son repos entre les murailles d’un cloitre.

Gabriel Tarde et l’Économie politique, par Auguste Dupont. 1 vol. in-8 de 380 p., Paris, Giard et Brière, 1910. — Est-il nécessaire de présenter un résumé des idées de Tarde sur l’économie politique ? Quiconque désire les connaître n’a qu’à recourir aux sources : les livres de Tarde n’ont pas besoin de commentaire explicatif, et toute analyse risque d’en détruire la principale qualité, la couleur. M. Dupont n’est sans doute pas de notre avis, car il ne semble pas s’être proposé d’autre but que de résumer le système de Tarde et particulièrement les applications de ce système à l’économie politique. À peine exprime-t-il quelques timides réserves ; en général, il approuve, et s’appuie, pour approuver, sur de respectables autorités. On concevrait une autre méthode, qui consisterait à soumettre à une critique vraiment scientifique les assertions de Tarde, ou tout au moins quelques-unes d’entre elles. L’économie politique est une science de faits. Ces faits sont-ils ou non d’accord avec les suggestions de Tarde ? Voilà ce qu’il serait utile de savoir. Et l’on se réservait d’admirer l’auteur dans le cas où ses divinations coïncideraient avec la réalité. Une œuvre comme celle de Tarde ne relève pas seulement de la critique littéraire. Ce n’est pas rendre à ce sociologue un hommage suffisant que de vanter son ingéniosité et de lui reconnaître des dons de poète. Il a le droit d’exiger qu’on se demande si ses idées sont vraies et qu’on les examine à l’aide des procédés de contrôle dont dis-