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permettent de croire qu’il conserve la foi, en sortant de l’orthodoxie. Puis la philosophie hégélienne de l’histoire lui garantit qu’après une critique radicale des récits évangéliques, il gardera l’essentiel de sa religion dans la notion de l’Humanité-Christ. Mais cette conclusion ne domine pas l’enquête, C’est le rapprochement des textes qui mène à l’hypothèse : que la communauté chrétienne aurait modelé l’image de Jésus d’après le type consacré du Messie. Et la théorie du Mythe n’est hégélienne que dans sa forme, puisqu’aujourd’hui la sociologie religieuse l’a reprise en la complétant.

Avant la Vie de Jésus. Strauss ne s’était pas franchement avoué, comme son ami Märklin, le désaccord entre « sa conscience personnelle et sa conscience ecclésiastique » ; il s’accordait le droit de parler encore, pour l’édification des fidèles, un langage en désaccord avec ses convictions intimes. Après la Vie de Jésus, il ne renonce pas de lui-même à l’enseignement théologique ; un souci d’apologie le conduit à faire, dans ses polémiques, des concessions graves à ses contradicteurs. Renan n’a pas eu de ces retours en arrière. La nature du dogme catholique l’a contraint à rompre plus brusquement, à convenir plus nettement qu’il avait cessé de croire. Mais aussi sa volonté était plus forte, bien que plus souple. Moins intellectualiste que Strauss, ne tenant pas la religion pour un mode de connaissance, il n’avait pas à craindre que de pures idées pussent détruire un instinct éternel : le même fonds de sensibilité religieuse qui le rend incapable de négations brutales, explique en partie la confiance sereine qui soutient les audaces de sa pensée.

L’intellectualisme de Strauss apparaît surtout dans la Dogmatique. Ici, « sa tactique consiste à établir que le développement même du dogme le conduit à sa ruine… Mais Strauss, fidèle à la méthode hégélienne, ne croit pas faire cette démonstration par lui-même : il prétend que c’est le progrès historique qui est le logicien et le géomètre… » — oubliant ainsi les détours de ce progrès, ses arrêts, ses recommencements. Au terme de cette sorte de réduction à l’absurde, il ne s’imagine plus, comme naguère, que le contenu de la religion et celui de la philosophie soient identiques ; mais il demeure persuadé que des affirmations métaphysiques pourront tenir la place du dogme chrétien. Il n’accorde pas à Feuerbach que la religion soit avant tout désir d’action et illusion de puissance ; même cette explication lui paraît « basse », tant il élève au-dessus de tout l’éminente dignité de la théorie.

Après 1848, une courte expérience de la vie politique suffit à Strauss pour passer d’un libéralisme mal défini à un conservatisme étroit. Ses craintes pour la culture lui sont communes avec Renan ; son hostilité chagrine à l’égard de la démocratie ressemble plutôt à celle de Taine. Ce désabusement, joint à ses chagrins domestiques, le jette dans la retraite. Il écrit la biographie de Hutten, il songe à celle de Luther, mais la foi de ce grand homme lui paraît « quelque chose de monstrueux ». Nul préjugé romantique ne l’empêche plus d’avouer que l’Aufklärung, l’esprit du xviiie siècle, était nécessaire pour achever l’émancipation commencée par la Réforme. Mais tandis que Feuerbach allait droit à Leibnitz, à Bayle, Strauss n’étudie d’abord le rationalisme que sous une forme atténuée, chez le théologien Reimarus.

La seconde Vie de Jésus s’adresse aux laïques autant qu’aux savants. Strauss ne procède plus du dehors au dedans, « en perçant les différentes couches de légendes pour pénétrer jusqu’au noyau historique ». Il reconstitue la vie réelle de Jésus, avant de montrer comment elle s’est enveloppée de légendes. Or le résidu de vérités certaines qu’il dégage tout d’abord, se réduit à peu de chose ; l’opposition ressort d’autant plus forte entre Jésus, personnage historique, et le Christ, idéal religieux : elle reste aujourd’hui posée à peu prés dans les mêmes termes, comme le montrent les conclusions de M. Loisy, et les controverses récentes entre protestants anglais. Entre l’œuvre de Strauss et celle de Renan, qui parut vers la même date, la comparaison a souvent été faite, et tout d’abord par Ed. Zeller, qui ne voyait guère dans la seconde qu’un roman sentimental. La critique de Strauss est certes plus serrée, Renan accorde trop à l’imagination. Mais M. Lévy fait remarquer que son imagination, nourrie par les voyages et par l’histoire, le prémunit contre une certaine étroitesse de bourgeois et de savant : il a mieux compris l’âme de l’Orient, le messianisme juif, le millénarisme national et social.

Dans les conférences sur Voltaire, Strauss reconnaît que ce Français a dit le mot qui convenait à son époque ; il découvre le sérieux que dissimule cette apparente frivolité. Pourtant il est mal affranchi des préjugés courants contre notre nation. On connaît les lettres publiques échangées durant la guerre, entre Renan et Strauss. M. Lévy discerne