Fascicule III. — P. Boutroux : L’évolution des mathématiques pures. M. P. Boutroux joint à l’autorité du savant inventeur la sagacité du philosophe, et pour cette raison ses écrits possèdent un intérêt particulier. La lecture de son travail laissera une impression de mélancolie aux mathématiciens et aux philosophes qui, s’inspirant de la pensée de Platon, de Descartes, de Leibnitz, avaient cru trouver dans les mathématiques une base solide – au moins un point de départ – pour leurs méditations. « Ne cherchons pas à nous dissimuler que l’âge d’or des mathématiques est aujourd’hui passé. Elles restent à la tête de la classification des sciences, et conservent une place d’honneur dans les programmes scolaires ; mais le respect qu’on leur témoigne ressemble un peu à celui qui s’attache aux choses mortes. La science abstraite est détrônée par la science des faits. Et tandis qu’un champ d’investigations de plus en plus vaste s’ouvre devant cette dernière, le mathématicien commence à douter de la portée de ses efforts… et il envie les hommes de laboratoire, chasseurs heureux qui sont guidés dans la poursuite par la trace du gibier. » Mais d’abord, est-il bien sûr que le savant de laboratoire soit si souvent un chasseur heureux ? Si l’on jette les yeux sur la nomenclature interminable des corps chimiques créés chaque année, ou si l’on parcourt une liste annuelle de mémoires de chimie et de physique, on hésite à partager l’optimisme de M. Boutroux concernant le travail de laboratoire. Il y aurait, du reste, en ce qui concerne « la science des faits », plusieurs observations à formuler. A-t-on le droit, par exemple, de compter à l’actif du savant de laboratoire les découvertes provenant de la technique industrielle ? Si l’on répond par l’affirmative, c’est à la plus haute antiquité qu’il faut faire remonter l’origine de la science expérimentale. Cette forme de la science ne serait plus alors une révélation des temps modernes. Le travail des métaux, la culture des céréales, la fabrication du verre sont nés d’expériences qui, pour être anciennes, n’en ont pas moins été aussi fécondes que la plupart des découvertes contemporaines. Jetons maintenant un coup d’œil sur l’histoire de la mathématique en la considérant au point de vue de ses rapports avec la physique. En Grèce, pendant la période classique, et deux mille ans plus tard environ, à l’époque de la renaissance de la science moderne, en Italie avec Galilée, en Allemagne avec Copernic et Kepler, en France avec Descartes, en Angleterre avec Newton, la mathématique a joué dans la formation de la physique elle-même le rôle principal ; elle a fourni la mécanique, à l’astronomie, à la physique, les lois élémentaires, et les concepts mêmes (vitesse, accélération, masse, force, travail, force vive, etc.), dont elles sont formées. Peut-on soutenir que ce qui a été vrai pendant toute la période historique, et dans tous les pays, a brusquement cessé d’être exact depuis quelques années ? Il y aurait dans cette affirmation une conception de l’exercice
de nos facultés mentales qui ne parait
guère conforme aux données scientifiques.
semble bien plutôt que l’homme a besoin
de toutes ses facultés pour l’étude
de la nature, de ses facultés d’observation,
comme de sa capacité de calcul. A
certaines époques de l’histoire, et selon
les circonstances, ce seront les méthodes
mathématiques qui paraîtront jouer le
rôle essentiel (époque de Newton et de
Laplace) ; à d’autres époques, les découvertes
de l’expérience occuperont seu ! es
l’attention. Mais si l’on envisage dons son
ensemble le développement de la science
humaine, le calcul aussi bien que l’expérience
apparaît nécessaire, et l’on ne
pourrait sans une mutilation arbitraire
de la pensée même, sacrifier l’un à l’autre.
Nous ne suivrons pas l’auteur dans son
remarquable exposé de l’évolution de la
mathématique moderne, et nous retiendrons
seulement quelques points qui
nous paraissent devoir intéresser plus
particulièrement les philosophes. « Si l’on
considère la merveilleuse fécondité de
l’algèbre moderne, n’est-on pas tenté
d’admettre avec Descartes que l’algèbre
peut se dérouler toute seule, mécaniquement,
dès que les bases en ont été posées ?
. Et Leibnitz à son tour a affirmé,
à maintes reprises, que la science déductive
peut être déroulée mécaniquement
comme une chaîne. Ces généralisations
philosophiques expriment-elles bien
la conception que les mathématiciens non
philosophes de cette époque se faisaient
de leur science ? Est-ce que le problème
spécial, nous dirions presque le rébus
mathématique à résoudre, posé de l’un à
l’autre, ne leur paraissait pas l’objet essentiel
de leur science ? Il faudrait, pour se
faire une idée exacte de la psychologie
du géomètre du xvne siècle, étudier l’œuvre
non seulement des deux grands métaphysiciens
de la mathématique, mais des
simples géomètres dont le rôle dans la
formation de la science a été capital. D’ailleurs,
est-ce que jamais un mathématicien
a pu croire qu’un problème difficile
et nouveau pourrait se résoudre par des