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distinct et qu’on puisse opposer au tout dont elle fait partie ; l’être déborde infiniment la pensée et la précède logiquement. Par suite, la pensée qui reflète le tout est sous la dépendance de l’univers qui l’enveloppe. De là vient qu’elle traduit la réalité elle-même, qu’elle l’exprime dans sa plénitude, sinon dans toute son extension qui est infinie. L’homme étant une parcelle de l’univers peut découvrir en lui-même les lois qui régissent le tout. Il lui suffit de ne point se laisser duper par les mots, ni par les formes de la logique ordinaire. La méthode dialectique est celle qui nous enseigne à remonter des éléments au tout, pour atteindre ainsi l’absolu, en partant du relatif. Loin de s’opposer, l’absolu et le relatif sont deux aspects de la même réalité ; considérée dans sa totalité, elle est l’absolu ; dans ses parties, elle est le relatif.

Il semble que Josef Dietzgen ait formulé ces principes avant de connaître l’œuvre de Karl Marx. Dès le début de ses recherches, il en déduisait une sociologie qui offre les plus grandes ressemblances avec la sociologie marxiste. Lorsqu’il eut pris connaissance du Capital, il lui sembla que les doctrines essentielles du marxisme, lutte des classes, matérialisme historique, etc., trouvaient dans ses principes une justification complète. L’économie marxiste lui apparut comme un fragment d’une doctrine plus vaste, d’une sorte de philosophie générale de l’action. Dietzgen se flatte de donner des solutions de toutes les grandes questions métaphysiques. Par exemple, le problème de la volonté se pose pour lui dans les termes suivants : dans quelle mesure une action donnés est-elle commandée par l’ensemble des phénomènes ? Il ne suffit pas de dire que les forces sociales déterminent les actions individuelles : le marxisme strict n’envisage qu’un des aspects de la question et, du reste, le déterminisme sociologique qu’il professe lui interdit toute solution intelligible du problème de la liberté. L’individu, en tant que tel, a une réalité propre et l’action qu’il exerce, est une résultante non seulement du concours des forces sociales, mais du concours de toutes les forces de l’univers. L’adaptation sociale n’est pas la seule forme de l’adaptation. Le défaut de la méthode marxiste éclate encore dans les applications. Par exemple, les disciples de Marx ont donné une explication de l’influence de Bismarck. Cette explication paraîtra puérile à tout historien scrupuleux. Marx n’a même pas su définir avec précision le matérialisme historique. Expliquer par des causes économiques tous les phénomènes sociaux, c’est, en fait, s’interdire toute explication, puisque les causes économiques, dans un grand nombre de cas, sont manifestement insuffisantes. Pareillement, le marxisme pur est incapable de constituer une morale cohérente. Marx et Engels n’avaient rien dit de précis à ce sujet. En voulant les compléter, Kautsky se perd dans des contradictions misérables. L’éthique nouvelle du socialisme se fondera sur ce principe : tous les individus d’une classe sociale déterminée doivent obéir à la morale particulière de leur classe. Pour la classe des prolétaires, le degré de moralité est mesuré par la liberté croissante de la classe, dans les limites assignées par le développement historique.

C’est cette doctrine que M. Untermann et Mme Roland-Holst ont entrepris de défendre. La brochure de Mme Roland-Holst se distingue par beaucoup de méthode et de clarté. La première partie résume les principes de Dietzgen (psychologie, cosmologie, rapports de la psychologie et de la cosmologie). La deuxième et la cinquième partie énumèrent les applications du système (religion, philosophie, morale, esthétique). La troisième et la quatrième partie examinent les rapports qui unissent la doctrine de Dietzgen au matérialisme historique et s’efforcent d’en montrer l’importance pratique. L’ouvrage énorme et confus de M. Untermann est divisé en trois parties. Les deux premières sont destinées à réfuter les critiques dirigées par les marxistes orthodoxes (Plechanow, Kautsky, F. Mehring) contre la doctrine de Dietzgen. On y remarque, à côté de nombreuses digressions et d’attaques personnelles, qui souvent sont d’assez mauvais goût, un grand étalage d’érudition. Dans la troisième partie, M. Untermann essaye d’expliquer et d’appliquer les idées fondamentales de Dietzgen.

Si ennuyeuses et si stériles que soient la plupart du temps de telles polémiques, elles ont l’avantage de mettre nettement en relief tout ce qui subsiste de métaphysique inavouée dans le socialisme marxiste. Marx avait voulu libérer le socialisme de la métaphysique et le fonder sur la science positive. Mais, dans la mesure où il cessait de discuter des faits économiques pour formuler des règles d’action, sa doctrine débordait les cadres de la science positive. S’il reste un système de faits, le socialisme, non plus que l’histoire, ne permet pas de formuler des règles pratiques : il se confond avec une sociologie descriptive. Mais, du moment qu’il entreprend de définir les règles de la conduite collective, il fait appel à une