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renoncé à cet idéal de réconfort pour prendre les choses comme elles sont, avec tout ce qu’elles ont de divers, de décousu, de hasardeux ; et, chose curieuse, la critique bergsonienne de l’intellectualisme l’a précisément aidé à prendre cette position, tandis que Bergson restait fidèle, malgré sa critique, à la règle qui prescrit au philosophe comme au dramaturge, la réalisation d’une unité. Pour James, le monde n’a rien d’un drame bien construit et qui marche d’un mouvement sûr vers un dénouement esthétique : il est probable qu’il devient meilleur, plus intelligible, mieux ordonné ; mais personne ne peut dire si le dernier acte finira bien, soit pour l’individu, soit pour l’ensemble. Le Dieu de Bergson, tel qu’il est impliqué par toute l’Évolution créatrice, tel qu’il est défini dans une de ses lettres, qu’on peut lire notamment dans le livre de M. Le Roy, reste un Dieu unique, créateur, une garantie pour l’unité du monde et la destinée de l’homme ; grâce à lui, toutes les espérances traditionnelles du spiritualisme nous sont confirmées. Le Divin qu’admet W. James est au contraire une multiplicité réelle d’êtres imparfaits, analogues à la personne humaine, avec qui nous nous trouvons en rapport comme avec nos semblables ; ils appartiennent à l’expérience, non à la systématisation et à l’interprétation du monde. On dira que c’est renoncer à la philosophie ; et si l’on borne la philosophie à ce qui en a été jusqu’à présent l’idéal traditionnel, c’est, en effet, y renoncer : le dernier mot de W. James a été : « Il n’y a pas de conclusion. Mais la philosophie de l’avenir, pense M. Kallen, ressemblera sans doute plus aux sciences positives qu’à la poésie ; elle aura précisément pour traits caractéristiques ce pluralisme et ce « tychïsme » fondés sur une acceptation radicale de l’expérience, et qui s’opposent aux critères sur lesquels on s’appuyait jusqu’alors pour déclarer un système philosophique « satisfaisant » ou « contradictoire. »

The Philosophy of change, par H. Wildon Carr, prof. à l’Université de Londres, secr. hon. de l’Aristotelian Society. 1 vol. in-8 de x-216 p., Londres, Macmillan, 1914. — « Étude sur le principe fondamental de la philosophie de Bergson », tel est le sous-titre de cet ouvrage, qui en dit bien le caractère. Le titre « La philosophie du changement » a été suggéré à l’auteur par M. Bergson lui-même, qu’il connaît personnellement, et qu’il a consulté sur les points difficiles de la doctrine. L’exposition est d’un ordre et d’une lucidité remarquables. Les objections sont présentées avec conscience et méthodiquement discutées, point par point. Ni notes, ni références ; à peine deux ou trois citations dans tout le livre, ou la mention accidentelle du titre d’un ouvrage ; mais partout où c’était possible, étant donné le plan du travail, le texte même de M. Bergson est cependant suivi de la façon la plus exacte. Ce caractère vient sans doute de ce que ce livre reproduit une série de leçons faites à l’Université de Londres, et dans lesquelles M. Wildon Carr visait surtout à bien faire valoir les idées bergsoniennes en elles-mêmes, et non pas à écrire un chapitre d’histoire de la philosophie. Son but est de rattacher toute son exposition à cette notion fondamentale que « le changement est original », c’est-à-dire subsistant par lui-même, et producteur de nouveauté imprévisible ; que la réalité est la vie, le mouvement, et non pas seulement quelque chose qui se meut. Pour ce faire, il étudie successivement la méthode de la philosophie nouvelle, la doctrine de l’intuition, l’opposition de l’âme et du corps, celle de l’esprit et de la matière, la perception, la mémoire, l’action, l’élan vital. — Il serait plus qu’oiseux de résumer ici, pour des lecteurs français, cette exposition très fidèle de thèses qu’ils connaissent tous. Ce n’est pas à dire qu’ils n’aient pas d’intérêt à lire cet ouvrage, bien au contraire : d’abord, parce qu’il est très instructif de voir les idées bergsoniennes exposées ainsi en un tableau systématique ; ensuite, parce que la personnalité de M. Wildon Carr n’est pas absente de son œuvre ; il justifie parfois les doctrines qu’il expose par des arguments qui lui sont propres, et il termine son livre par deux chapitres plus particulièrement originaux : « Dieu, la liberté et l’immortalité. — La notion d’une réalité qui crée et qui est libre. » Ce prolongement religieux et moral des idées de M. Bergson préoccupe aujourd’hui beaucoup d’esprits. M. Wildon Carr montre combien l’idée traditionnelle de Dieu est transformée par la philosophie du changement. Si le fond de l’être est un devenir réel, altérant sans cesse ce qui est, Dieu lui-même n’est plus l’être immobile et parfait des théologiens et des philosophes classiques. L’absolu dure, il agit, il se modifie sans cesse librement, il se développe en donnant naissance à un univers indéterminé dont il est le principe et le ressort. « Dieu est l’élan vital qui se continue ; nous sommes une partie de son être, les instruments de son activité. » — Mais un Dieu de ce genre n’est pas un père ? Cette