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de sa grande découverte, les conséquences purement idéalistes qu’il devrait. Puis le succès de la physique newtonienne, les difficultés où s’embarrassent les métaphysiciens trop réalistes du calcul infinitésimal, expliquent comment la philosophie mathématique d’un Kant ou d’un Comte constitue, d’une manière à certains égards commune aux deux systèmes, une sorte d’arrêt dans le développement de l’idéalisme occidental. Mais l’invention mathématique continue ses progrès : les recherches sur la géométrie non-euclidienne, les audacieuses découvertes de l’analyse, brisent les cadres établis de la mathématique et de la philosophie. De là de nouveaux conflits de systèmes, qu’explique l’histoire de la pensée mathématique. Réalisme finitiste d’un Renouvier ; nominalisme d’un Paul Tannery ; panlogisme d’un Russell ; intuitionisme irrationaliste d’un Bergson.

M. Brunschvieg rejette le rationalisme abstrait et statique des logisticiens : « Le véritable objet d’une théorie des relations, ce n’est pas la forme vide et indéterminée de la relation : ce sont les opérations effectives que l’esprit humain a dû accomplir pour se rendre maître des rapports entre les événements et entre les choses ; c’est le mouvement intellectuel qui progressivement a rapproché les unes des autres ces diverses opérations et en a découvert l’unité systématique (p. 559). Il n’admet pas davantage la prétention émise par le pragmatisme d’être la seule doctrine véritablement concrète et dynamique : « Cette fécondité, cette imprévisibilité, que le pragmatisme et l’intuitionisme contemporains ont, un peu à la légère, présentées comme les marques d’une activité étrangère à la raison… nulle part n’apparaissent d’une façon plus saisissante et plus caractéristique que dans le rayonnement » des notions mathématiques les plus abstraites (p. 544).

La pensée mathématique ne va pas, comme le veulent, d’accord sur ce point, les logiciens de l’école aristotélicienne, les logisticiens modernes et les pragmatistes, du général au particulier ; elle n’est pas classificatrice d’une matière antérieurement donnée dans l’intuition ; elle va du particulier au général, elle est progressive, divinatrice, créatrice. « La psychologie de l’intuition mathématique finit par rejoindre dans leur interprétation authentique l’intellectualisme de Platon et l’intellectualisme de Descartes ; elle nous interdit d’apercevoir dans l’opposition de nature que l’on a établie de nos jours entre l’intelligence et l’intuition autre chose qu’un accident malheureux de l’histoire » (p. 452).

Nous savons que ce résumé succinct fait très mal sentir la variété, l’ingéniosité, la profondeur des recherches érudites qui servent de support aux conjectures philosophiques de l’auteur. Nous ne prétendons pas, d’autre part, chercher sur quels points déterminés, de théorie ou d’histoire, la philosophie de M. Brunschvieg pourrait soulever des difficultés, appeler des réserves : elle sera d’ici peu, nous n’en doutons pas, l’objet de fécondes discussions. Nous nous bornons à saluer l’apparition d’un livre qui nous paraît destiné à renouveler, à bien des égards, l’histoire de la philosophie classique, l’histoire même des sciences, et qui exprime, d’une manière plus adéquate qu’aucun livre encore paru, la philosophie d’une génération, l’idée qui présida jadis à la fondation de la Revue de Métaphysque et de Morale.

Une philosophie nouvelle. Henri Bergson, par Édouard Le Roy, 1 vol. in-16 de 209 p., Paris, Alcan, 1912. — En publiant ce livre, qui était si attendu, M. Le Roy s’est proposé un double but : préparer à l’étude des ouvrages de M. Bergson, et d’autre part dissiper quelques-unes des méprises auxquelles cette étude a déjà donné lieu. À ce double but correspondent, dans une certaine mesure, les deux parties du livre. D’une part, une vue d’ensemble ; d’autre part, des explications complémentaires sur divers points de la doctrine : sur l’immédiat, sur la théorie de la perception et la critique du discours ; sur les problèmes de la conscience (durée et liberté), de l’évolution (vie et matière), de la connaissance (analyse et intuition). Nous n’avons pas besoin de dire avec quelle parfaite probité intellectuelle, avec quel talent d’exposition M. Le Roy a réussi à faire des conceptions bergsoniennes le résumé à la fois le plus pénétrant et le plus personnel ; d’ailleurs M. Bergson lui-même a prononcé sur ce résumé un jugement décisif que M. Le Roy a recueilli dans sa Préface. Les traits caractéristiques de ce résumé nous paraissent être la subordination de la doctrine, nécessairement déterminée et finie, à la méthode dont les promesses sont indéfinies ; d’autre part, dans la méthode elle-même, et quoique M. Le Roy ait recours à un texte intéressant de Sainte-Beuve pour faire entendre la démarche de la pensée bergsonienne, la subordination de la vision esthétique du monde à une forme de connaissance qui, tout en le dépassant, aurait quelques-uns des caractères du savoir scientifique : « La philosophie