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« Urgrund » de Schelling, sont des mots plutôt que des idées. C’est par une habile sophistique qu’on donne un contenu à ces notions, et que le métaphysicien paraît en tirer le système total des idées. En réalité ni Plotin, ni Spinoza, ni Schelling, ni Hegel n’ont pu déduire d’un tel Absolu la moindre parcelle d’expérience. Aucun n’a indiqué d’ailleurs pourquoi cet Absolu se développe dans le temps. Spinoza n’explique pas la dérivation des modes finis. Il confond le rapport causal avec le rapport mathématique de principe à conséquence. Il dit : « ratio seu causa » : et voilà le sophisme. Ce chapitre essentiel se termine par des remarques très ingénieuses sur la théorie du moi nouménal de Kant. L’auteur prend parti sur la question qui a divisé Kant et Fichte, et tire une partie de son argumentation des derniers ouvrages inachevés de Kant (cf. surtout la note de la p. 30).

Les aperçus historiques intéressants abondent dans les chapitres consacrés aux problèmes de l’identité, de la causalité, du monde extérieur, de l’universel et du particulier, du sujet et de l’objet (pp. 30-60). – À remarquer par exemple une page où l’auteur met en relief les difficultés du monadisme leibnitzien pour justifier l’accord de la pensée et de son objet, l’harmonie préétablie est bien inutile, puisqu’une monade ne voit pas autour d’elle. Seul, Dieu, à la condition de sortir de sa claustration monadique, peut savoir ce qui se passe dans les autres monades et quel univers elles constituent : mais il est douteux qu’elles puissent constituer quelque chose, puisque chacune n’est qu’un point de vue sur l’ensemble et n’est faite que du contenu des autres qui ne peuvent rien lui fournir, aucune n’ayant un contenu propre.

Le chapitre intitulé « Faits biologiques propres à élucider les problèmes philosophiques » devrait être le centre de tout l’ouvrage. Il est très insuffisant. Le lecteur est renvoyé, il est vrai, à de nombreux articles que l’auteur a publiés pendant une période de trente années dans diverses revues américaines ou anglaises. Il serait possible sans doute à l’auteur de dégager de ces articles pratiquement introuvables une conception de la vie si toutefois il a pu s’en former une. Il se borne à exposer quelles recherches d’ordre purement physiologique sur les cellules cancéreuses, sur les muscles des orthoptères, etc., l’ont conduit à rejeter toute théorie — qui prétend constituer l’être vivant par juxtaposition d’unités arbitrairement dotées des propriétés que manifeste l’ensemble. Il repousse donc la théorie cellulaire et toutes les théories mécanistes. Mais il ne nous dit pas nettement quelle théorie il substitue à celles qu’il réfute. La suite de l’ouvrage ne sera pas très instructive à cet égard, mais du moins elle nous fera comprendre pourquoi il est à peu près impossible à l’intelligence humaine de définir la vie.

Au fond ce n’est pas la biologie qui va servir à élucider les problèmes philosophiques, mais bien plutôt la philosophie qui va permettre de soupçonner les rapports de la vie, de la conscience et de la matière. Jamais, dit notre auteur, on ne pourra se représenter l’action de l’esprit sur le corps ou celle du corps sur l’esprit. Mais y a-t-il action de l’un sur l’autre ? Le sens commun n’en doute pas. Une épingle qui déchire mes tissus ne me cause-t-elle pas une douleur ? L’analyse cependant nous révèle dans cette affirmation si banale une confusion grave de points de vue. L’épingle, la chair qu’elle déchire, les nerfs qu’elle froisse existent aux yeux d’un observateur qui contemple le phénomène du dehors. Qu’il poursuive son observation : il se représentera un ébranlement transmis de proche en proche jusqu’au cerveau, divers phénomènes physiques ou chimiques dans ce cerveau, un autre ébranlement transmis du centre à la périphérie, un muscle qui se contracte, etc. Nulle part sur ce trajet l’observateur ne voit surgir un fait de conscience, une sensation, une douleur. Le fait de conscience appartient une série tout autre. Le sujet qui éprouve une douleur, puis un désir d’action ne trouve pas dans sa conscience l’épingle, la chair déchirée, le nerf froissé, etc. Cette épingle, cette chair, ce nerf sont des représentations visuelles. Tout ce qui est matériel est représentation visuelle ; la physique moderne, en s’efforçant de tout réduire au mouvement, tente d’exprimer le monde entier dans le langage du sens qui apparaît comme le plus perfectionné en l’homme et le plus utile à la vie, dans le langage visuel. Il ne faut donc pas parler de nerfs sensitifs. Tout nerf est moteur, puisqu’un nerf est une perception et que tout ce qu’on perçoit est toujours du mouvement. Un ébranlement nerveux se prolonge par d’autres ébranlements et jamais par un état de conscience. La matière du physicien n’expliquera donc ni la pensée, ni le plus léger changement dans la pensée. D’autre part les phénomènes conscients n’expliqueront pas le plus petit mouvement de notre corps. Mais l’analyse précédente nous prépare à comprendre que la Réalité est bien autre chose que cette matière appau-