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des fidèles Bouddhistes, il compose le Sûtrâlamkâra, recueil d’anecdotes édifiantes et premier exemplaire d’un genre littéraire nouveau : les « moralités » parées d’une brillante rhétorique. À l’usage des moines et des esprits spéculatifs, il condense en un précis les résultats de l’élaboration du dogme bouddhique au cours des différents conciles : c’est le Mahâyâna Craddhotpâda, le plus ancien texte du Grand Véhicule, celui où le Bouddhisme du Nord cesse d’être une simple morale et devient une métaphysique destinée à conquérir le Tibet, la Chine et le Japon. À tous ces titres, Açvaghosa nous apparaît comme le plus important des patriarches bouddhiques, car c’est à son époque et à travers ses œuvres que s’élabore cette transformation qui devait régénérer la religion de Câkyamuni. L’influence de ce philosophe doublé d’un poète fut immense ; ses ouvrages sont restés classiques, à travers les traductions chinoises et japonaises, dans tout l’Extrême-Orient.

L’ouvrage auquel M. Formichi a consacré son étude est le « Buddhacarita ». C’est une biographie, pour la plus grande part purement légendaire, du Bouddha. Mais ce récit est l’une des plus splendides épopées de tous les âges. Tableaux aimables, scènes instructives alternent, sans que le merveilleux compromette jamais la simplicité de l’action. Dans ce drame intime constitué par la vocation d’un sauveur du monde, vocation qui ne cesse de s’affirmer depuis la naissance jusqu’à l’illumination, le charme extérieur des êtres et des choses, illusoire sans doute, mais aussi réel que la vie, n’est en aucune façon méconnu ; il forme le fond sur lequel se découpe, en une austérité sereine, douée elle-même d’une grâce supérieure, la figure de celui qui va devenir le « Bouddha ». Car les séductions du monde, l’attrait de la gloire temporelle, le charme des femmes, la vie facile et élégante d’un prince hindou, rien ne peut détourner de sa voie le futur Bienheureux, qui s’affranchit de tout sans se mutiler. Comme il a éprouvé les plaisirs, il se livre aussi aux mortifications ascétiques, mais pour reconnaître bien vite leur vanité ; il se met à l’école des philosophes, mais, eux non plus, ne sauraient le satisfaire. Le récit atteint alors au sublime : le Sauveur se retire sous l’arbre où il doit recevoir l’illumination, se jurant à lui-même de ne plus quitter la posture qu’il a prise tant qu’il n’aura pas conquis la vérité qui doit délivrer à jamais de la douleur. Aussitôt le prince des démons, Mâra, personnification de la mort et, pour la même raison, du vouloir-vivre, lance contre le Saint la meute hurlante, hideuse, protéiforme des mauvais génies. Mais c’est le moment précis où la révélation se produit chez celui qui est désormais le Bouddha ; la puissance d’amour qui rayonne de lui empêche que les attaques les plus sauvages puissent l’atteindre ; le poème s’achève, non par la mort du Surhomme, mais par la description de l’acte suprême, unique, absolu, qui le réalise et le consacre : la vérité libératrice est atteinte, le Bien triomphe.

De ce prestigieux poème, M. Formichi a donné une traduction qu’il a fait précéder d’une analyse accompagnée d’observations historiques et critiques, et qu’il a fait suivre d’abondantes notes philologiques sur le texte même. Nous n’avons pas à examiner ici ce travail sous son aspect linguistique ; il nous suffira d’indiquer que, dans la mesure même où l’auteur a tiré parti des travaux de Cowell, de Böhtlingk, de Speyer, de Leumann, de Lüders, de MM. Sylvain Lévi et Pinot, il s’est rendu capable de proposer lui-même d’ingénieuses corrections et des interprétations judicieuses sur une multitude de points. Nous préférons insister sur l’excellence de sa traduction italienne et sur l’utilité des remarques qui en préparent l’intelligence. Le consciencieux professeur de l’Université de Pise a consacré cinq années de cours à cette étude, avant d’en offrir les résultats au public ; et pendant ce temps deux hommes en lui se sont adonnés au travail : l’artiste et le savant. Loin de se faire tort l’un à l’autre, chacun fut pour son collaborateur le meilleur des guides : l’instinct de l’homme de goût mit en garde l’érudit contre l’acceptation de bizarreries ou de gaucheries que ses prédécesseurs avaient maintenues dans le texte faute d’une critique suffisamment avisée ; d’autre part, une profonde connaissance des faits, des doctrines, d’une civilisation donna plus sûrement à l’homme de goût le sens de certaines beautés subtiles et secrètes qui auraient échappé à un dilettante. Il suffit de comparer la traduction de Cowell, qui fut d’ailleurs en son temps très méritante, avec celle de M. Formichi, pour apprécier combien une œuvre d’art gagne à être traduite avec art.

Cette biographie du Bouddha, malgré son caractère légendaire, je dirai même à cause de son caractère légendaire, mérite d’intéresser les amis de la philo-