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dans la traduction, et c’est pour cela, — par la nature même des choses, — que la traduction, quelle que soit sa perfection, ne peut atteindre à la clarté de l’original.

Maintenant, je voudrais vous demander une explication. Vous rapprochez la théorie du hasard d’Aristote et celle de Cournot ; mais vous ajoutez qu’Aristote repousse le paradoxe auquel se complaît Cournot. Quel est donc ce paradoxe ?

M. Hamelin. Cournot prétend maintenir le déterminisme des causes, et prétend en même temps qu’il ne laisse pas d’y avoir place pour un hasard. Où placer alors l’indéterminisme ?

M. Croiset. C’est qu’il n’y a pas d’indéterminisme chez Cournot.

M. Hamelin. Alors il n’y a pas de hasard non plus.

M. Croiset. Si, et voici en quel sens. S’il n’y a pas d’indéterminé en soi, il y a de l’indéterminé par rapport à nous, et c’est en cela que consiste le hasard.

M. Hamelin. Cette thèse serait soutenable, si Cournot n’admettait qu’un hasard relatif à l’homme ; malheureusement, selon Cournot, le hasard existe pour Dieu même, et c’est là le paradoxe.

M. Brochard rappelle les qualités de M. Marion, à la mémoire duquel est dédiée la thèse de M. Hamelin, et la vieille amitié qui l’unit à ce dernier, puis en vient à la thèse même.

Votre traduction est un chef-d’œuvre de fidélité et d’exactitude ; votre commentaire est un chef-d’œuvre de rigueur et de science. Pour la discussion actuelle, je vous proposerai le choix entre deux méthodes. Nous pourrions, en premier lieu, prendre dans votre commentaire un certain nombre de points importants, sur lesquels vous proposez des interprétations nouvelles, points capitaux dans la philosophie d’Aristote, et vous exposeriez votre pensée sur ces points. Il y a une autre méthode, assez séduisante : l’objet capital du second livre de la Physique est la théorie des causes. Or, dans votre thèse principale, il y a une discussion très savante de la thèse d’Aristote sur la causalité. Élargissant le cadre de votre thèse complémentaire, vous pourriez nous exposer et la conception analytique de la causalité, telle qu’Aristote l’a conçue, et votre critique de cette théorie, et votre propre conception de la causalité. Choisissez.

Hamelin. J’adopte cette seconde méthode.

Aristote a exposé sa théorie de la causalité en plusieurs endroits, notamment dans la Physique, livre II, 9, et dans la Métaphysique, livre Z. Il s’agit d’expliquer causalement les productions de l’art ; mais la distinction de l’art et de la nature n’importe pas ici, puisque l’art est le prolongement de la nature. Soit à produire une maison. La maison est un « abri contre la chaleur, la pluie, etc. » Partant de la définition de la maison, on trouve qu’il faut des matériaux résistants pierres, bois, tuiles, etc. Autre exemple : Un médecin veut rendre la santé à un malade. La santé est un certain équilibre des éléments chauds et des éléments froids. La maladie est la rupture de cet équilibre, au profit des uns ou des autres de ces éléments. Supposons que la maladie provienne d’un excès d’éléments froids pour rétablir la santé, il va falloir restituer de la chaleur au malade, pratiquer des frictions sur le patient. Pour arriver à cette conclusion, nous avons fait jusqu’ici une déduction syllogistique. Maintenant il faut faire la friction et rétablir ainsi l’équilibre. C’est le processus causal. Aristote affirme qu’il n’est pas moins syllogistique que le premier.

Cette conception se heurte à des difficultés : elle est très peu plausible. D’abord, quand on admettrait que le processus de la production peut s’exprimer par un syllogisme, on n’aurait pas prouvé que le processus est analytique. Ensuite, Aristote n’a pas employé un langage rigoureux. « La friction est une partie de la chaleur, or elle est suivie de chaleur. » Vraiment ces expressions sont par trop lâches. La grande preuve, pour Aristote, revient à une affirmation. Le processus causal est nécessaire. Or Aristote n’a conçu la nécessité que sur le seul type de la nécessité analytique. Donc le processus causal est analytique. Mais ce n’est là peut-être qu’une affirmation gratuite.

La théorie d’Aristote va contre la marche du monde. Sans doute, elle présente ce très grand mérite d’être une théorie rationaliste, et je suis d’accord avec Aristote pour repousser les conceptions plus ou moins empiristes proposées après lui. Telle la causalité définie par la succession constante, qui n’a rien à voir avec la causalité. Telle encore la conception qui réduit la causalité à ce fait, que des phénomènes sont fonction d’autres phénomènes. Mais qu’est-ce qui fait qu’un phénomène est fonction d’un autre ? Voilà la question. Telle encore la définition de la cause chez Stuart Mill, comme antécédent constant et inconditionné.

Je propose de remplacer la théorie d’Aristote par un dynamisme mécanique. On a souvent entrepris de ramener la relation causale à la substance, ou à