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une sorte de « pénétration » de l’objet par le sujet. Nous arrivons ainsi au thème principal de l’esthétique de la Kalligone.

Il y a, pour Herder, émotion esthétique élémentaire, quand un objet simple — un son, une couleur — détermine dans la conscience du sujet un plaisir, manifestation d’un bien-être organique correspondant. Mais ce n’est encore là qu’une approximation. Si l’on étudie l’émotion esthétique dans ses formes les plus élevées, par exemple le sentiment qui accompagne l’audition d’un morceau de musique, on découvre que cette émotion naît d’une sorte d’extériorisation en même temps que d’une systématisation de plus en plus parfaite des données affectives élémentaires. Celles-ci, à elles seules, et pour ainsi dire à l’état brut, ne constitueraient qu’un plaisir égoïste qui ne mériterait que par convention le nom d’esthétique. Cette qualité n’appartient vraiment qu’à la forme la plus altruiste du sentiment : entendons bien qu’il ne s’agit pas là d’une propriété morale ; on veut dire seulement que dans le processus psychologique qui est à la base de l’émotion proprement esthétique, le sujet rapporte à quelque chose d’autre que lui-même — chose ou personne — les associations d’idées et les mouvements de passion que fait naître en lui la présence de l’objet beau. C’est ce qu’on traduit en disant que nous « animons » (beseelen) l’objet esthétique. À la vérité, cet objet n’est par là même qu’un « intermédiaire » (medium) entre le sujet qui contemple une belle œuvre et le sujet qui l’a créée (pp. 112-120, 124-126, 145 sq.). Le plus ou moins de perfection esthétique du sentiment correspond donc au degré d’extériorisation dont la présence de l’objet (medium) est pour lui l’occasion (p. 331). — Si l’on se place maintenant au point de vue de l’objet, il faut dire que sa beauté consiste en une « perfection » (Vollkommenheit) qui se définit : l’unité d’une multiplicité. Et de même que « l’animation » (Beseelung) de l’objet par le sujet lui confère une unité, de même le sentiment esthétique correspondant est une unification (Harmonie) de l’âme qui en est le siège. — L’esthétique musicale et celle des arts du dessin sont celles que Herder considère comme les meilleures illustrations de cette théorie. Malheureusement, quand il veut analyser les éléments de l’esthétique musicale ou picturale, les insuffisances de sa métaphysique du beau apparaissent en pleine lumière. Il ne distingue pas dans un son les différents facteurs (intonation, intensité, timbre) qui jouent les rôles si divers dans le sentiment que ce son peut faire naître. Il ne parle point du rythme, cet élément si important de l’émotion musicale. Il ne dit rien du pouvoir « dynamogénique » des couleurs, rien sur les qualités affectives que confère à telle ou telle forme géométrique le caractère des mouvements, oculaires ou musculaires, qui sont nécessaires pour la saisir. Il convient pourtant de dire qu’il ne manque pas dans cette partie de l’œuvre de vues ingénieuses et justes (v. en partie pp. 167 sq.-195 sq.) ; mais elles restent fragmentaires et hétérogènes.

M. Jacoby oppose les théories de la Kalligone à la Kritik der Uhrtheilskraft comme s’opposent chez Kant le réel et le formel. Et par là même que l’esthétique de Kant garde un aspect purement formel, M. Jacoby est bien près de la considérer comme une vaine tentative. Il y aurait beaucoup à dire au sujet des arguments sur lesquels M. Jacoby se fonde pou démontrer la supériorité de l’esthétique de Herder. En fait la théorie exposée dans la Kalligone, sous des apparences expérimentales, n’est qu’une ontologie, et des plus dogmatiques. C’est une réaction de l’Aufklärung contre la Critique : il faut être prévenu, sans doute, pour voir là un progrès. Qu’il nous suffise de signaler une phase importante de l’exposé de M. Jacoby, où il nous paraît impossible de le suivre. Aux pages 97-98 de son livre, il pose la question en ces termes : sur quoi se fonde ce qu’il y a de caractéristique dans le processus esthétique ? Le jugement dépend-il du sentiment ou le sentiment dépend-il du jugement ? Kant s’en est tenu à la deuxième de ces alternatives, Herder à la première. — C’est simplifier à l’excès la complexe démarche de l’esprit de Kant. Pour lui aussi le point de départ est le sentiment : mais comme il fait une théorie générale de l’esthétique, le problème n’est pas à ses yeux l’analyse psychologique de ce sentiment ; il l’étudie sous la Seule forme qui lui paraisse susceptible d’être clairement élucidée, celle du jugement. Et il se demande comment il est possible que le jugement esthétique soit un jugement synthétique a priori, alors que son sujet est empiriquement donné, et que son prédicat est un sentiment. Comment y a-t-il un a priori possible de ce qui est purement subjectif ? Telle est la question primordiale de l’esthétique Kantienne. La solution, c’est que le jugement esthétique n’est pas déterminant, c’est-à-dire ne sert pas à la détermination d’un objet, comme le jugement par concepts, mais est réfléchissant, c’est-à-dire exprime l’accord de l’ob-