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autonomie. En ce sens Hegel est le vrai libérateur de la philosophie et l’on peut dire que tout philosophe est hégélien (Sommes-nous hégéliens ?). Dès lors apparaît l’ambiguïté inhérente à toutes les philosophies empiristes : nous voulons des faits, disent-elles ; mais le fait véritable est-il l’élément singulier rencontré par hasard dans le temps et dans l’espace ou le fait concret, plein, qui enveloppe l’infini, le concept ? (Le sophisme de la philosophie empirique.) La même confusion conduit souvent la philosophie empirique à faire simultanément usage de la méthode psychologique qui est expérience pure et simple et de la méthode philosophique qui est spéculation, comme si la première, exclusivement dominée par des préoccupations classificatrices et pratiques, pouvait prêter ou demander assistance au développement théorique des concepts (La méthode philosophico-empirique). Aussi qu’arrive-t-il ? Mis en présence du spectacle de la vie, de l’histoire, les systèmes ainsi édifiés, qu’ils appartiennent à la psychologie, à l’esthétique ou à la morale, s’anéantissent aussitôt (La pierre de touche de la philosophie).

Les secondes de ces polémiques nous montrent avec éclat combien l’ignorance philosophique et la persistance des confusions qui viennent d’être signalées provoquent à l’heure actuelle parmi les intellectuels italiens de malentendus et de malaises. Elles ont d’abord séparé la science de l’Université : la manie de la pseudo-science, l’usage constant des concepts flous ont amené les universitaires à se plier aux exigences de la mode et même à ne pas reculer devant la réclame (Science et Université). Elles ont ensuite radicalement fait disparaître de tous les livres italiens de philosophie le sens scientifique, lequel consiste essentiellement ici à situer son œuvre dans l’histoire, à déterminer le rôle que l’on joue soi-même dans le développement d’ensemble de l’humanité (Le manque de sens scientifique et les ouvrages italiens de philosophie). Autre conséquence grave : en séparant la philosophie de l’histoire on s’expose tout d’abord à vouloir juger l’histoire, c’est-à-dire l’esprit même : on blâmera par exemple certaines époques d’avoir pratiqué l’intolérance, on les accusera d’avoir attenté à la vie de la science, etc., comme si tous les moments du développement de l’humanité n’étaient pas solidaires et solidairement nécessaires (La liberté de conscience et de science). On s’expose ensuite, dès que l’on aborde le domaine pratique et surtout le domaine politique, à se laisser attirer soit dans le camp des « abstractistes », de ceux qui n’agissent que mus par des absolus : Justice, Vérité, Égalité, soit dans le camp des « matérialistes », de ceux qui, répudiant toute préoccupation théorique, ne veulent connaitre que de petits faits, de menus intérêts. Mais les concepts concrets soudent l’un à l’autre ces deux domaines qui d’ailleurs en fait ne parviennent pas à rester distincts : la vraie justice n’est pas « la Justice », isolée et immuable, mais celle, plus souple, qui imbibe la vie quotidienne (Abstractisme et matérialisme en politique). Toutes ces erreurs disparaîtront quand disparaîtront la suffisance, la vanité, la légèreté qui sont leur source ; car toute erreur est une faute, une immixtion de l’activité pratique dans le domaine théorique ; toute erreur a un motif pratique. Quand la recherche de la vérité cessera d’être un métier pour devenir la raison d’être de la vie, alors nous pourrons parler d’un réveil philosophique (La nature immorale de l’erreur et la critique scientifique et littéraire).

À chaque page, on le voit, s’affirment, avec précision et fougue, cette revendication de l’autonomie philosophique et cette exaltation de l’histoire qui sont les traits les plus apparents du néo-hégélianisme de Croce.

Sul Pragmatismo, par G. Papini. 1 vol. in-8, de 163 p., Milan, Libreria editrice milanese, 1913. — Le nom seul de l’auteur, qui joua un si grand rôle dans le mouvement pragmatiste italien, suffirait à attirer l’attention sur cet ouvrage. Dans ce recueil d’essais dont les premiers datent de 1903 et les derniers de 1911, M. Papini ne nous donne pas un exposé systématique de la doctrine, de sa genèse ou de sa fortune ; il applique sa réflexion à des problèmes particuliers, nous permettant ainsi de juger, de son propre point de vue, la valeur de sa méthode. Ne cherchons donc pas dans l’ouvrage un ordre logique, mais une unité d’esprit. Cette unité se manifeste par le mépris des questions purement verbales, une vive protestation contre le monisme, un profond désir d’augmenter la puissance spirituelle de l’homme sur les choses.

La philosophie est morte ; le pragmatisme est le messie ; de son souffle puissant il peut seul régénérer le monde. Voyons le sauveur à l’œuvre. Malgré ses apparences rationnelles toute philosophie repose sur le sentiment : « Il y a dans toute philosophie une préphilosophie faite d’éléments empruntés à la vie » : la paresse par exemple engendre le monisme.