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fait et en idée, distingue la propriété considérée comme une source d’utilités pour le propriétaire d’avec celle qui est, pour lui, une source de pouvoir sur autrui ; il considère que le développement du second type de propriété est un mal inhérent à la civilisation elle-même ; et que le problème du socialisme, en tant qu’il s’oppose, d’une part au communisme pur, d’autre part à l’individualisme pur, est de limiter la propriété « pouvoir » par l’extension du domaine de l’Etat. — Le Rev. Hastings Rashdall expose, historiquement, la Théorie philosophique de la propriété, depuis Platon et Aristote, les stoïciens et les premiers chrétiens, jusqu’à Locke, Hume, Bentham, Kant, Hegel et les néo-kantiens anglais. L’exposé, qui s’inspire de ce même néo-kantisme, est lucide. Mais pourquoi définir Karl Marx comme « un socialiste a priori, qui, parti du principe que le travailleur a droit au produit intégral de son travail, et constatant l’incompatibilité de ce principe avec l’appropriation individuelle du sol et du capital, conclut à l’appropriation collective des instruments de production ? » Cela est monstrueux : Karl Marx s’est précisément proposé de dépasser ce socialisme apriorique et juridique. Et pourquoi dire, avec toutes les plaisanteries d’usage, que Hegel, dans sa Philosophie du Droit, veut défendre à tout prix « l’ordre social existant et les particularités les plus contingentes de la constitution prussienne de son temps » ? Hegel est un conservateur, sans doute, mais un conservateur a l’anglaise, dont l’idéal est un constitutionnalisme tory. — Groupons ensemble les trois études du Rév. Vernon Bartlett, sur L’idée biblique et l’idée chrétienne primitive de la propriété ; du Rév. A. J. Carlyle, sur La théorie de la propriété dans la théologie médiévale ; de M. H. G. Wood, qui traite de l’Influence de la Réforme sur les idées relatives à la richesse et à la propriété. Trois études bien documentées, et qui sont au courant des derniers travaux en ces matières. Mais l’étude de M. Carlyle n’est pas sans compromettre gravement le dessein que se proposait l’évêque d’Oxford en préparant l’édition de ce volume. Car il ressort de cette étude que le docteur scolastique par excellence, saint Thomas, en réaction contre les traditions communistes du platonisme, du stoïcisme, et de l’évangélisme primitif, tient, avec Aristote, la propriété individuelle pour un fait naturel, l’aumône comme relevant de la charité, non de la justice. Ainsi la tradition philosophique par excellence de l’Église chrétienne nous éloignerait, loin de nous rapprocher, du socialisme. — Aussi bien l’essai de Mr. A. D. Lindsay, sur Le principe de propriété privée, est, en matière économique, singulièrement conservateur, singulièrement respectueux de l’individualisme traditionnel. L’essai du Rév. Henry Scott Holland, sur La propriété et la personnalité, établit que la notion de personnalité et la notion de société sont complémentaires, inséparables l’une de l’autre, que l’individu est condamné à dépérir sous un régime d’individualisme. Mais il ne fonde sa démonstration ni sur des textes de l’Évangile ni sur la doctrine de l’Église ; il invoque la théorie de Rousseau sur la Volonté générale et la Philosophie du Droit de Hegel.

Cultura e Vita Morale, par Benedetto Croce. 1 vol. in-8, de 224 p., Bari, Laterza, 1914. — Sous ce titre, M. Croce a groupé les nombreux articles d’ « actualité » que depuis 1906 il publia soit dans la « Critica », soit en d’autres périodiques. Un tel recueil où les discussions prennent naturellement un tour bref et passionné ne saurait manquer d’intérêt. De ces polémiques les unes ont pour objet des questions de méthodologie générale ; les autres nous renseignent sur l’état mental et particulièrement sur l’état philosophique de l’Italie contemporaine.

Les premières avec une claire sobriété nous remettent en mémoire les idées de l’auteur touchant la nature de la philosophie et la méthode philosophique. Contrairement au préjugé positiviste, la philosophie n’a rien de commun avec cette organisation pratique des faits particuliers que nous nommons la Science ; elle a au contraire le même objet et le même but que la religion : elle aspire à une interprétation intégrale du réel ; elle est la religion parfaite. Mais le réel c’est l’Esprit, le développement de l’Esprit ; aussi n’a-t-elle pas besoin de chercher son objet hors d’elle-même ; l’histoire de la philosophie est la matière même de la philosophie. D’ailleurs l’histoire des notions universelles se double, à chaque moment de l’histoire des faits, des événements singuliers ; car l’esprit est union indissoluble du concret et de l’abstrait ; l’histoire est la moitié concrète de la philosophie (Le réveil philosophique et la culture italienne. La renaissance de l’idéalisme. À propos du positivisme italien). Celle-ci, cessant enfin d’être l’humble servante « occupée à nettoyer les instruments des physiciens et des physiologistes », conquiert, en assurant par l’immanence de l’esprit l’objectivité absolue de la vraie connaissance, une complète