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croire que le sujet qui mange n’a rien de commun avec le sujet qui pense, alors que, en réalité, on pense d’abord parce que l’on mange ou parce que l’on a besoin de manger. Voilà ce que M. Turro se propose d’expliquer, mais il le fait avec tant de diffusion, tant de répétitions et d’impropriétés de langage que l’on n’est jamais sûr de l’avoir bien entendu. Voici ce que nous avons cru comprendre. 1° Il y a une sensibilité trophique qui est antérieure à la sensibilité externe. La faim est une sensation extrêmement riche en nuances, car on a faim de toutes sortes d’aliments. Sans doute on ne saura les reconnaître qu’à l’aide des sens externes, mais si les diverses faims, la faim de sel, par exemple, ou de sucre, ou de nourriture azotée, ne différaient pas les unes des autres, on ne saurait jamais, à goûter un aliment, si c’est de celui-là qu’on a besoin présentement. De la même façon, la faim cesse quand on a absorbé l’aliment, mais comme ce n’est pas le simple encombrement de l’estomac par une substance inerte qui peut calmer la faim, mais la seule présence de substances ayant une valeur alimentaire, il faut donc que les impressions reçues par l’estomac soient différentes pour l’aliment et ce qui n’en est pas un, ou même pour les diverses sortes d’aliments. Ce sont ces sensations internes qui aident les sensations externes à se différencier. L’attention nécessaire pour distinguer les couleurs, saveurs, odeurs, ne se produirait pas, si l’association de ces sensations avec la satisfaction de la faim ne nous en rendait le discernement particulièrement intéressant. 2° Cette connaissance, qu’on pourrait appeler trophique, est autre que la connaissance par les sens externes. Celle-ci consiste à former la représentation des choses par l’assemblage des diverses sensations que l’expérience a liées. Mais c’est là une construction secondaire. Pour le sujet qui mange, une sensation de couleur ou d’odeur n’annonce pas une sensation de toucher ou de saveur, mais la possibilité d’une satisfaction interne. Les sensations externes ont d’abord une signification alimentaire ; et, si comprendre, c’est donner une signification à ce que l’on sent, la connaissance de l’aliment est la première intellection, qui s’oriente donc vers le dedans plus que vers le dehors. 3° Enfin la connaissance trophique est plus profonde. C’est elle seule qui nous fait sortir de nous. L’évocation des sensations externes les unes par les autres ne nous fait pas sortir du domaine de la représentation. L’idée de réalité s’affirme d’abord dans la nutrition. La faim est un sentiment d’absence ; la cessation de la faim implique un sentiment de présence ; dès lors les sensations externes, en tant qu’elles annoncent, après expérience, la cessation de la faim, annoncent la présence ou l’approche d’une réalité. C’est de même dans la quête de la nourriture qu’apparaît la notion d’intériorité. Du moment qu’il faut chercher, tâtonner, se déplacer pour obtenir les sensations qui annoncent la présence de la nourriture, c’est donc que ces impressions ne viennent pas de nous, mais de quelque chose d’autre, distinct et de plus ou moins distant. Ce qui dans la cessation de la faim était posé comme réel, au sens de présent, de positif (par opposition à la simple apparence), est posé maintenant comme différent de notre organisme et, plus généralement, de notre personne.

Si telle est vraiment la pensée de l’auteur, elle ne nous parait ni bien neuve en ce qu’elle a de vrai, ni bien défendable en ce qu’elle a de neuf. On accordera volontiers que ce sont nos besoins qui, dirigeant notre attention et nos mouvements, nous amènent à distinguer et à situer les choses. Mais est-ce bien une remarque neuve ? Il serait plus neuf que la faim fût l’origine de l’idée de réalité ; mais cet équivalent objectif du Cogito : cela se mange, donc cela est, ne nous paraît pas bien sérieux. En quoi ce qui apaise la faim serait-il plus réel que ce qui brûle la main ou éblouit les yeux ? Si le réel, c’est ce qui peut être objet d’expérience, l’expérience sensorielle est aussi révélatrice du réel que l’expérience trophique. Si le réel est la cause transcendante de toute sensation, l’expérience trophique ne peut pas plus nous instruire d’un au-delà de la sensation de faim ou de cessation de faim que ne peut le faire la vue ou le toucher.

Pessimisme et Individualisme, par G. Palante. 1 vol. in-12, de vi-166 p., Paris, Alcan, 1914. — On a de la peine à comprendre quel intérêt M. Palante peut prendre à cette question des rapports de l’individualisme et du pessimisme ; à moins qu’il y ait vu une occasion d’utiliser les souvenirs de ses lectures ou de placer d’intéressantes citations. Quoi qu’il en soit, M. Palante se demande si le pessimisme conduit à l’individualisme. Il répond oui, s’il s’agit du pessimisme de sentiment dont il nous décrit trois ou quatre variétés : le pessimisme romantique qui juge et condamne le monde au nom d’un idéal individuel ; le pessimisme historique qui