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prouve la spontanéité de l’esprit : et ainsi la liberté est réelle. Cette discussion donne à M. Wilbois l’occasion de nous exposer ses idées sur la méthode physique, sur la méthode sociologique et sur les conditions de la science en général.

La liberté posée en général, il s’agit maintenant de savoir quelle liberté effective se réalise dans l’évolution sociale. M. Wilbois examine, se plaçant d’abord au point de vue statique, ce que, à chaque moment d’histoire, l’individu garde d’indépendance à l’égard du groupe social et si cette indépendance va croissant avec le progrès des sociétés ; puis, au point de vue dynamique, ce que l’individu peut garder d’indépendance à l’égard de sa race, soumis comme il l’est à la triple action de l’hérédité, de l’éducation et des institutions. Il est inutile d’ajouter que cette enquête tourne au profit de la liberté, dont on nous montre qu’elle va s’affirmant et s’épanouissant d’âge en âge.

Voici enfin le moment de construire la morale (chap. x et dernier). Rien n’est plus simple. La morale est toute dans l’idée du devoir, et le devoir c’est l’appel en nous, ou l’action de l’élan vital (ou de l’élan social, qui en est la plus haute expression) vers des créations toujours nouvelles. Étant création, pressentiment et volonté du nouveau, le devoir, ou plutôt son objet, ne se déduit pas, ne se démontre pas. Dans la vie, il s’impose et la science ne peut que le constater. Ce n’est pas à dire que le savant ou le philosophe ne puisse rien nous apprendre et que l’on doive recevoir les règles morales toutes faites de l’exemple des consciences individuelles les plus hautes, ou de l’instinct de la race, comme M. Durkheim veut qu’on les reçoive de la société à laquelle on appartient. Nous pouvons, par réflexion, nous rendre compte de la direction que suit l’élan vital et, de la comparaison des règles du passé, de la courbe des progrès faits, préjuger les progrès à faire. Ceci serait l’affaire d’une certaine science des mœurs. Mais cette science a besoin d’être éclairée par une réflexion plus profonde sur le progrès vital pris en son fond et en toute son ampleur ; seule une métasociologie, démêlant les tendances qui sont à l’œuvre dans l’humanité, et en dégageant la signification et la valeur, peut nous éclairer sur l’appel de notre conscience ou de la conscience de notre société. Et c’est en effet d’après sa propre doctrine de l’évolution sociale que M. Wilbois déduit (sans consulter autrement sa conscience et en oubliant qu’elle est créatrice et peut à chaque instant s’orienter en un sens nouveau) tout le système des devoirs.

Nous ne le suivrons pas dans cette déduction, pas plus que nous ne pouvons songer à discuter les théories sans nombre dont ce livre est la synthèse très vivante. Trois ou quatre points mériteraient particulièrement d’être médités : c’est d’abord la morale elle-même (j’entends le système des devoirs), animée d’un esprit viril et moderne, ennemie de la pitié amollissante et de la fraternité phraseuse, et visant avant tout à former des chefs et des inventeurs ; — puis, une originale théorie de l’éducation et particulièrement de l’éducation de la volonté ; — ou encore l’analyse des tendances qui sont à l’œuvre dans le progrès social et le curieux rapprochement qu’à cette occasion M. Wilbois établit entre l’industrie et la morale ; — ou enfin cette curieuse théorie de la religion et de l’Église, hors de laquelle il n’y a pas de religion, car l’Église, seule communauté hiérarchisée qui enveloppe toutes les professions, peut avoir, dans la personne de son chef, la conscience de ce qu’il y a de commun et de sous-jacent en toutes les tendances par lesquelles s’exerce la civilisation et se développe l’humanité ; c’est-à-dire en somme de ce qu’il y a d’humain dans le professionnel et de ce qu’il y a de transcendant dans l’humain.

Nous sommes bien obligés d’avouer en fin de compte que l’idée directrice de cet ouvrage n’a pas réussi à nous séduire, et qu’après avoir lu M. Wilbois, nous nous sentons aussi peu de goût qu’avant de le lire pour cette liberté qui nous est donnée ici comme l’essence de la vie et le principe de la morale. On nous dispensera d’en énumérer les raisons dont la principale est sans doute que dans ce livre, qui s’inspire — M. Wilbois ne le cache pas — des vues de M. Bergson, l’idée de liberté est le plus vague et le plus protéique des concepts, puisque sous ce nom de liberté l’auteur entend à la fois, ou tour à tour, selon les besoins de la discussion, l’indépendance extérieure de l’individu, l’originalité qualitative d’une âme ou d’une race, et l’indétermination des actes au sortir d’une délibération. Mais le détail du livre est riche à souhait ; il porte témoignage d’un esprit ouvert, curieux et informé ; on y goûte au passage les vues les plus ingénieuses ; la personnalité de l’auteur s’impose à l’attention et à l’estime.

Criteriologia, vel Critica Cognitionis Certæ, par R. Jeannière (S. J.), 1 vol. in-16 de 616 p., Paris, G. Beauchesne, 1912. — L’objet de l’ouvrage est la recherche des