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mystiques appellent des « aridités ». On ne vibre pas toujours devant un bel objet, surtout on ne vibre pas toujours immédiatement. En d’autres termes, la sensation esthétique ne se provoque pas à volonté. Et, par suite, la méthode de Fechner peut n’avoir pas grande valeur.

De même, vous n’avez pas assez dit combien l’abstraction est impossible en esthétique. La forme ne doit pas être séparée du contenu (Inhalt). Dans la contemplation d’une œuvre d’art, on sympathise avec cette œuvre, on devient l’œuvre même en quelque sorte : rectangle, s’il s’agit d’un rectangle, sphère s’il s’agit d’une sphère.

M. Lalo. Mais les artistes, suivant les époques, se sont identifiés avec des formes différentes. Il y aurait donc lieu de distinguer.

M. Basch. Je parle du contemplateur, Monsieur, non de l’artiste, du créateur. Et je soutiens que celui-là sympathise avec l’objet.

Voici enfin mon objection la plus grave ; elle est relative au passage où vous traitez de l’ « association » dans l’esthétique de Fechner. C’est sur cette théorie que l’école moderne a le plus insisté et celle qu’elle a le plus vivement critiqué. Or vous passez rapidement. Pourquoi ?

M. Lalo. Fechner n’y a consacré qu’un chapitre.

M. Basch. Oui, mais c’est le chapitre qui, dans la suite, a été le plus fécond.

II. Esquisse d’une esthétique musicale scientifique.

M. Lalo. Deux idées essentielles ont inspiré ma méthode sur ce travail : la première, c’est que le fait concret ne s’explique que par une série d’éléments se subordonnant les uns aux autres ; – la seconde, c’est que les faits sociologiques sont sui generis et se surajoutent aux autres.

Or je me suis placé en face du fait esthétique musical et j’ai voulu en rechercher scientifiquement les éléments. Dans une première partie, j’ai passé en revue les principales systématisations abstraites de la théorie musicale. J’en ai conclu que l’étude mathématique des faits musicaux ne pouvait fournir que des éléments très indéterminés. Dans une deuxième partie, je me suis placé au point de vue psycho-physiologique. Il m’a paru ne définir que l’agréable ou le désagréable, les formes ou les limites possibles, non le beau ou les formes artistiques usitées. Restait le point de vue purement psychologique, non moins insuffisant, selon moi.

C’est alors qu’après avoir successivement reconnu la nécessité et en même temps l’insuffisance de ces différents systèmes, j’en suis venu à formuler des lois sociologiques qui me semblent dominer la nature psychologique des éléments de l’art musical et qui, seules, peuvent leur conférer le caractère esthétique. Or ces lois sont de deux sortes : lois statiques et lois dynamiques. Ce sont celles-ci surtout, que je me suis appliqué à mettre en lumière et, plus spécialement, la loi des trois états esthétiques, suivant laquelle, dans l’histoire de la musique, les classiques et les pseudo-classiques succèdent périodiquement aux primitifs et aux précurseurs et sont remplacés eux-mêmes par les romantiques et les décadents.

Ces lois sont très générales et ne reposent que sur des faits extrêmement complexes. On pourra donc leur faire bien des objections.

Mais ce qui importe ici c’est la méthode plus que le résultat : or je crois et j’ai voulu montrer que la méthode synthétique d’une esthétique intégrale serait de nature à doter enfin la science de l’art de ses bases vraiment scientifiques et positives.

M. Séailles. Il y a beaucoup de travail dans votre thèse. Mais je vous trouve bien audacieux d’avoir écrit des phrases comme celle-ci : « L’esthétique de l’avenir sera scientifique ou ne sera pas. » Vous avez manqué un peu de ce que Pascal appelait « l’esprit de finesse ».

L’idée essentielle de votre ouvrage est que le fait esthétique est social. Vous croyez donc pouvoir vous moquer des Académies. Mais êtes-vous bien sûr, Monsieur, que ces Académies n’exercent pas une influence sur l’art ? les prix qu’elles distribuent ne représentent-ils pas, par exemple, pour l’artiste, des années de loisir, d’indépendance, de travail ? — De plus, en définissant ainsi l’esthétique par le social, vous laissez de côté le phénomène esthétique lui-même : ce qui me paraît un peu fort dans un traité d’esthétique musicale. — D’ailleurs, vous ne nous avez nullement démontré que ce phénomène était social. Et les hommes de génie ? Et les luttes qu’ils ont à soutenir, le plus souvent, contre une société dont ils dérangent les habitudes et qui les combat ?

Je vous reproche donc deux choses :

1o D’avoir négligé ce qui est proprement le phénomène esthétique, à savoir, de l’avis de tous les esthéticiens, l’intime pénétration de l’émotion et d’un langage sensible ;