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je ne vous les ménagerai point. Et, tout d’abord, je trouve votre méthode déconcertante. Pour étudier Platon, vous avez voulu le voir à travers Aristote, lequel l’a vu à travers Xénocrate, lequel était loin d’être intelligent. Vous vous êtes ainsi lancé volontairement dans des difficultés inextricables. D’ailleurs l’attitude que vous aviez voulu adopter était intenable. En effet vous aviez lu Platon lui-même, et vous n’avez pu l’oublier. En sorte que l’interprétation alexandrine de Platon à laquelle vous a conduit Aristote, c’est en réalité vous qui y avez conduit Aristote.

D’autre part votre thèse eût pu être beaucoup plus courte : elle contient de nombreuses redites. Par exemple vous revenez en plusieurs passages sur cette idée que l’un et l’être ne sont pas un genre de l’être. La suppression de ces répétitions inutiles eût allégé votre travail.

M. Robin. Pour ce qui est de ma méthode, je reconnais sans difficulté qu’il est difficile de s’abstraire complètement de la pensée de Platon. Je reconnais également qu’Aristote a vu Platon à travers Xénocrate. Mais si je m’étais mis en face de Platon seul, j’aurais apporté mon platonisme, et c’est ce que je ne voulais pas. J’ai voulu essayer d’un autre genre de méthode, et j’ai fait un fragment d’histoire du platonisme. Je crois qu’il y a moins d’inconvénient à rester imprégné de Platon qu’à interpréter Platon à travers Leibniz et Kant.

Quant aux répétitions, elles m’ont paru nécessairement amenées par la suite des idées, et d’ailleurs Aristote n’est pas si clair qu’on ne soit obligé de reprendre ses idées à plusieurs reprises.

M. Rodier. Votre réponse est en partie satisfaisante. Mais j’aurais cependant préféré avoir votre Platon à côté de ceux qui existent déjà. D’ailleurs vous êtes bien obligé de faire un choix entre les indications d’Aristote et de donner votre interprétation. De sorte qu’en fin de compte, vous vous trouvez aussi nous avoir donné votre Platon sans le vouloir.

M. Robin. Je crois qu’en général on peut suivre l’opinion d’Aristote ; lorsque je m’en écarte, c’est que j’ai des indices contraires et assurés.

M. Rodier. Vous plaidez les circonstances atténuantes. En fait vous avez fait d’Aristote un homme perfide, un homme capable de tout et qui a dénaturé les idées de Platon exprès pour les réfuter. Et si l’on se rappelle les termes pleins de respect dont Aristote use envers Platon dans un texte bien connu de l’Ḗthique à Nicomaque, ce ne peut être qu’un homme de mauvaise foi, un hypocrite.

M. Robin. Je ne pense pas qu’Aristote soit capable de tout. Mais il a été sophistique…

M. Croiset. Qui est-ce qui n’a pas été sophistique ?

M. Robin. D’ailleurs il me semble indéniable que la perfidie se montre dans certains de ses procédés. Le texte de l’Éthique à Nicomaque prouve simplement qu’à certains moments Aristote a fait des politesses aux Platoniciens.

M. Rodier. Il est fâcheux que pour votre histoire du platonisme vous soyez tombé sur un aussi mauvais témoin qu’Aristote.

M. Robin. C’est un témoin quand même, et que l’on est bien forcé de prendre faute de meilleur.

M. Rodier. J’aurais voulu pouvoir descendre aux détails et vous montrer que souvent vos critiques d’Aristote sont peu fondées ; par exemple à propos de la théorie du bien et de l’acte pur. Mais voici qui est plus important. Vous transformez Platon en un scolastique sans poésie. Mais Platon savait envelopper d’un voile exquis les obscurités de sa doctrine. Platon, à la fin de sa vie, a voulu construire le monde des Idées en allant du simple au complexe. Il a vu à ce moment que les Pythagoriciens avaient trouvé le moyen de faire du complexe avec du simple, et de même qu’ils avaient tenté la génération des nombres, de même il a voulu tenter la génération des idées. Il faut regarder comme un symbole l’assimilation des Idées aux Nombres.

M. Robin. En ce qui concerne l’époque de l’enseignement oral de Platon, nous avons un témoignage d’Aristoxène, qui rapporte que les auditeurs de Platon étaient déçus par l’exposé de ses théories, abstraites et dépourvues de charme. — Aristote n’a pu comprendre cette théorie des nombres qui ne sont pas des nombres. Platon est encore plein de mythologie, Aristote s’en affranchit bien davantage.

M. Rodier. La façon dont vous procédez à la reconstitution de la génération des Nombres chez Platon est étrangement obscure : je n’y ai rien compris.

M. Robin. Cette conception est en effet énigmatique, et les anciens l’ont toujours considérée comme mystérieuse. Mon effort a été de repousser les interprétations trop mathématiques.

M. Lévy-Bruhl. Votre travail est consciencieux et complet, et je tiens à vous en féliciter. Mais la discussion qui vient d’avoir lieu pourrait rendre sceptique. Après quinze ans du plus consciencieux labeur sur les mêmes textes, on aboutit